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Blog de Jean-Claude Grosse

Penser encore / Marcel Conche

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

Penser encore / Marcel Conche
Penser encore

(sur Spinoza et autres sujets)

Marcel Conche

chez encre marine 2016

Voilà un ensemble de 52 essais, plutôt courts, variés, comme souvent chez Marcel Conche, non datés, et dont la succession n'est pas signifiante sauf pour certains enchaînements comme la série sur Spinoza, de 45 à 52. Une préface et deux portraits complètent l'ouvrage.

Parmi les thèmes abordés : la mort, 3 essais, la Nature naturante-la nature naturée-l'infini-l'indéfini-l'infinité-l'indéfinité, la Nature comme infini actuel, 4 essais, thèmes qui m'intéressent particulièrement.

La mort (pour des raisons personnelles à travers la perte d'êtres chers et parce que je ne peux me satisfaire de la vision athée radicale de la mort comme anéantissement, néantisation sur laquelle Marcel Conche fonde sa sagesse tragique consistant à donner le plus de valeur possible à ce que l'on fait alors même que ça disparaîtra, sagesse tragique qu'il distingue du sentiment tragique de la vie de Unamuno).

La Nature car, si elle remplace Dieu auquel je ne crois pas, tenter d'en saisir la Créativité, c'est ne pas rester seulement béat devant sa Beauté, forme de passivité nous excluant du processus créateur, c'est tenter d'en saisir le mouvement et tenter de participer de ce mouvement créateur en l'étant soi-même. Marcel d'ailleurs étant plus sensible à son Éternité qu'à sa Beauté. Sensible bien sûr à sa Créativité, ignorante de ce qu'elle crée comme l'homme créateur ignore ce qu'il crée tant qu'il ne l'a pas créé.

Sur La mort, essai 25, il articule avec précision corps et esprit, unis-complémentaires quand on vit, qu'on peut exister, se séparant quand on meurt, se décomposant en ce qui concerne le corps, vie, mort donc du corps, vie quand l'ordre l'emporte sur le désordre car mourir c'est se dé-composer, se désorganiser mais en éléments susceptibles d'être réutilisés ailleurs, autrement. L'unité des contraires d'Héraclite est le principe agissant de la Nature, elle est jour, nuit, paix, guerre, hiver, été... sans connotation positive ou négative par exemple pour la guerre.

Dans l'essai 28, il précise d'abord deux certitudes : l'une, commune à la plupart des gens, la certitude de la mort comme cessation de la vie que l'on avait, de l'existence qu'on menait c'est-à-dire de la capacité à avoir des projets, des souvenirs, l'autre, particulière à certains, les athées radicaux, la certitude de la mort comme cessation pour toujours de la vie, certitudes métaphysiques sans preuves mais pouvant être argumentées.

Dans l'essai 29, La mort, libération de l'âme, il parle du suicide volontaire du philosophe quand il est indigne de supporter de vivre dans des conditions indignes. Si ce qui nous attend est une lamentable vie, il faut sortir librement de la vie. Puis il développe sur ce que peut bien signifier la libération de l'âme. Il se reconnaît deux âmes, l'âme étant ce qui fait que je suis ce que je suis. En mourant, ses deux âmes, l'âme ordinaire et l'âme philosophique se libèreront du corps périssable, seule l'âme philosophique accèdera à la complétude, à l'immortalité, à l'éternité, son âme philosophique c'est la vérité (la sienne, relative et en même temps absolue) contenue dans son œuvre, dans l'oeuvre enfin achevée donc complète, définitive du philosophe, œuvre certes périssable mais non son sens, la vérité qu'elle exprime, qui est éternelle.

Pour ma part, je pense que le corps meurt, devenant, redevenant briques élémentaires disponibles pour d'autres combinaisons. Quant à nos productions immatérielles, spirituelles, il me semble évident qu'il sera toujours vrai que telle production, telle pensée, tel sentiment ont eu lieu à tel moment, autrement dit, nos productions immatérielles deviennent ineffaçables dès le moment où elles sont produites. Notre vie spirituelle devient livre d'éternité, singulier même si je suis le plus conformiste des hommes, le plus influencé par l'homme collectif. L'oeuvre de Marcel Conche sous sa forme matérielle est devenue indépendante de lui, exprimant sa vérité sur le plan métaphysique. Elle est partageable, transmissible. Mais la forme livre disparaîtra. Restera sa métaphysique naturaliste dans le Monde des Vérités éternelles, métaphysique pouvant être réactivée, réactualisée.

Sous quelles formes sont conservées nos productions immatérielles ? En l'état ou ramenées en informations élémentaires, en énergie ? Je suis tenté de penser en l'état même si je sais que l'alphabet contient en puissance toutes les phrases humaines possibles, même si je sais que l'ADN contient tous les hommes réels et possibles.

Parlant de l'aphorisme d'Héraclite, je me suis cherché moi-même, essai 27, il affirme qu'Héraclite ayant trouvé la vérité au sujet du Tout de la réalité, connaît aussi ce qu'il en est de la place de l'homme et de sa propre place dans l'ordre total des choses. Il est en possession de l'éternelle vérité. Il est celui qui sait et le seul qui sache. Il s'est cherché lui-même. Le philosophe est le Sachant et il est vivant mais il n'est pas le Vivant car il est mortel. Le philosophe n'est pas la Vie, la Nature créatrice. Il est et ce n'est pas rien, le Connaissant, vivant dans la Vérité, sa Vérité (elle est à la fois absolue et relative : absolue car la métaphysique qu'il choisit, explicite, argumente est la métaphysique rendant compte des choses ; relative car il sait que sa métaphysique n'est pas la seule et qu'il sait que des arguments n'ont pas valeur de preuves). On voit que se chercher soi-même n'a pas grand chose à voir avec tous les cheminements à la mode et qui font le profit de quantité de coachs, de gourous, de techniques et de pratiques.

Sur la Nature, nombre de précisions sont apportées qui permettent éventuellement de ne pas s'égarer, d'être métaphysicien et pas physicien, cosmologiste, ou poète. La Nature c'est l'infini actuel. Ce n'est pas un nombre aussi grand qu'on veut de mondes, d'univers. Là, on a affaire à de l'indéfini, un fini variable aussi grand soit-il conçu. Un fini ne peut être à la source de toutes choses, finies, même très étendues dans l'espace, très dilatées dans le temps. Ce ne peut être que l'infini qui n'est pas dans l'espace et dans le temps mais qui déploie l'espace et le temps. Dit autrement, la Nature se dégrade en univers, en multivers. Curieuse formule. Car un univers naît d'une création spontanée de la Nature. Il naît avec un code cosmologique précis, il est ordre, ordres si on peut dire, il est ordonné et va user cet ordre, s'user pour finir dans le désordre, disparaître. Le jeu entre désordre créateur et ordre créé est le jeu que joue la Nature pour créer des mondes, des univers ordonnés qui vont se dégrader, auront un début et une fin dans un Présent éternel.

Rien ne sert de chercher des vérités de nature métaphysique dans la cosmologie. Aucune pensée de survol n'est possible pouvant penser la Nature puisqu'elle englobe tout. La Nature ne peut être pensée comme une, comme un tout totalisable. Il y a une Nature mais elle est un Tout intotalisable, interdisant toute pensée vraie de ce Tout intotalisable. Là est la limite de la pensée métaphysique naturaliste.

L'essai 7 Qu'est-ce que le moi ? est un de ces essais qu'on attend peu chez Marcel Conche car on sait qu'il se soucie peu de son moi, son intérêt, sa vocation le portant vers la recherche de la Vérité sur le Tout de ce qu'Il y a. Cet essai est intéressant car on voit Marcel Conche décrire simplement, sans référence à la psychologie, aux sciences humaines, avec bon sens dirai-je, comment fonctionnent les gens, et comment il fonctionne. On a une grille de lecture possible de nos vies afin de se connaître soi-même, afin de s'orienter aussi en distinguant se réaliser en extériorité ou en intériorité, en distinguant les différentes sortes de joie, extérieures, intérieures, en sachant beaucoup rejeter et peu garder, en sachant et voulant unifier son « moi », en séparant les qualités qui sont nous de celles qui relèvent du collectif, héritées de l'éducation, empruntées à la société dans laquelle on vit, engendrant un moi dispersé, bariolé, au gré des influences.

Je terminerai cette note par le portrait que fait une journaliste, Violaine de Montclos, de Marcel Conche dans Le Point. Portrait me semble-t-il plutôt juste, comment s'organise le temps du philosophe, travail le matin, promenade l'après-midi, les nouvelles du jour et le lien téléphonique ou épistolaire plus ou moins régulier avec proches et amis ; le philosophe nous est présenté comme sachant reconnaître et se saisir du clinamen pour trouver et conforter sa vocation, (le clinamen est différent du kaïros, le clinamen c'est l'intervention du hasard qui fait que ce fils de paysan « destiné » à devenir paysan, rentre par hasard au lycée et découvre la philosophie dont il a entendu l'appel, près de 10 ans avant, dans sa disposition à poser des questions, le kaïros c'est que ce hasard arrive au bon moment, l'entrée au lycée) ; il épouse Marie-Thérèse par « calcul » (sans aucun cynisme à mettre dans le choix de ce mot, le calcul comme exercice de la raison) ; semblant d'une grande froideur alors qu'il offre à sa femme ce qui est la plus grande joie d'une femme, un enfant, et parce qu'il veut connaître par le mariage tous les aspects de la condition humaine, le philosophe se révèle avoir des sentiments profonds qui le lient à certains autres, dont Marie-Thérèse, la seule dit-il à l'avoir compris, qu'il aurait voulu sauver, dont il a publié les lettres dans Ma Vie (1922-1947). Son dernier livre, Lettres à Marie-Thérèse, ce sont les lettres qu'il lui a écrites entre 1942 et 1947. Là encore, on assiste à l'importance du hasard. Il faut la ténacité d'une amie pour retranscrire ces lettres oubliées depuis 70 ans, il faut l'accord du fils, il faut une lectrice exigeante de ces missives pour obtenir la décision. Mon bémol sur ce portrait est dans le « style » qui a tendance tout en soulignant la singularité du philosophe à le ramener dans le bercail de l'humanité ordinaire, par exemple l'épisode Émilie est ramené à un épisode amoureux plutôt incroyable mais prévisible, la belle ayant fini par épouser un homme de son âge. Marcel Conche ne revendique aucune supériorité sur autrui mais il connaît sa singularité liée à sa vocation. Pour lui, l'épisode Émilie n'est pas un amour malheureux. Il a su passer outre sa propre souffrance, réelle, pour tenter de comprendre Le Silence d'Émilie.

À Corsavy, le 31 juillet 2016

Jean-Claude Grosse

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