Les entretiens d'Altillac 4
CHEZ MARCEL CONCHE / ENTRETIENS D’ALTILLAC (4)
LE TEMPS QUI RESTE
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Marcel Conche a eu 90 ans cette année. C’est l’arithmétique des jours. Il vient de recevoir un courrier d’une jeune dramaturge qui prépare un spectacle Nous serons vieux aussi et qui, s’adressant au vieux qu’il est devenu, voudrait savoir ce qu’il ressent à la pensée du temps qui lui reste à vivre. Elle a joint à sa demande le texte d’une chanson Le temps qui reste signé Jean-Loup Dabadie et qu’interpréta Serge Reggiani :
Combien de temps...
Combien de temps encore
Des années, des jours, des heures, combien ?
Quand j'y pense, mon coeur bat si fort...
Mon pays c'est la vie.
Combien de temps...
Combien ?
Je l'aime tant, le temps qui reste...
Je veux rire, courir, pleurer, parler,
Et voir, et croire
Et boire, danser,
Crier, manger, nager, bondir, désobéir
J'ai pas fini, j'ai pas fini
Voler, chanter, parti, repartir
Souffrir, aimer
Je l'aime tant le temps qui reste
Je ne sais plus où je suis né, ni quand
Je sais qu'il n'y a pas longtemps...
Et que mon pays c'est la vie
Je sais aussi que mon père disait :
Le temps c'est comme ton pain...
Gardes-en pour demain...
J'ai encore du pain
Encore du temps, mais combien ?
Je veux jouer encore...
Je veux rire des montagnes de rires,
Je veux pleurer des torrents de larmes,
Je veux boire des bateaux entiers de vin
De Bordeaux et d'Italie
Et danser, crier, voler, nager dans tous les océans
J'ai pas fini, j'ai pas fini
Je veux chanter
Je veux parler jusqu'à la fin de ma voix...
Je l'aime tant le temps qui reste...
Combien de temps...
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je veux des histoires, des voyages...
J'ai tant de gens à voir, tant d'images..
Des enfants, des femmes, des grands hommes,
Des petits hommes, des marrants, des tristes,
Des très intelligents et des cons,
C'est drôle, les cons ça repose,
C'est comme le feuillage au milieu des roses...
Combien de temps...
Combien de temps encore ?
Des années, des jours, des heures, combien ?
Je m'en fous mon amour...
Quand l'orchestre s'arrêtera, je danserai encore...
Quand les avions ne voleront plus, je volerai tout seul...
Quand le temps s'arrêtera..
Je t'aimerai encore
Je ne sais pas où, je ne sais pas comment...
Mais je t'aimerai encore...
D'accord ?
Le texte est sur la table du petit bureau où Marcel nous reçoit ce lundi 4 juin 2012. Cela a l’air de l’amuser. Il se met à le lire tout en le commentant avec la distance critique qui convient et la situation, à ce moment précis, est d’autant plus drôle qu’au-dessus de nous, dans cette pièce hors du temps, une tête d’Epicure veille.
Epicure dont toute la philosophie eut une seule fin : acquérir la santé de l’âme (cf. Lettre à Ménécée : « Quand on est jeune il ne faut pas hésiter à s’adonner à la philosophie, et quand on est vieux il ne faut pas se lasser d’en poursuivre l’étude. Car personne ne peut soutenir qu’il est trop jeune ou trop vieux pour acquérir la santé de l’âme. »).
Or il est clair que le sujet qui parle dans le texte ne va pas bien : tout dans son propos exprime le trouble, l’agitation, la fièvre. Sûr qu’il ne veut pas mourir et s’affole, son pays c’est la vie, dit-il, comme s’il y était chez lui de toute éternité. Et ça part dans tous les sens, du rire aux larmes, assez vulgairement, avec un désir de tout et de son contraire, et révèle pour finir une confusion mentale plutôt inquiétante.
Marcel rappelle alors que le temps qui reste est une idée indéterminée, inconsistante, sans contenu. Or il n’est pas possible, ajoute-t-il pour couper court, de spéculer sur l’indéterminé.
photos de F.C.
François Carrassan
A quoi on peut ajouter que cette indétermination du temps qui reste présente cependant l’avantage paradoxal de rendre l’existence vivable : que deviendrait en effet notre vie si notre état civil mentionnait à la fois la date de notre naissance et celle de notre mort ? On se dirait encore trois ans ou encore six mois…Sûr que ce savoir serait le poison parfait pour anéantir tout vouloir vivre. Nous serions morts avant de mourir, ou, pour paraphraser La Fontaine dans la fable Le philosophe scythe, on cesserait de vivre avant que l’on soit mort.
Car la perspective de mourir est nécessairement relativisée par l’ignorance du jour et de l’heure qui permet ainsi aux mortels de s’embarquer pour l’incertain, parfois au risque de leur vie (cf. Pascal : « Quand on travaille pour demain, et pour l’incertain, on agit avec raison », Pensées fr.234 Br.).
Un instant plus tard, Marcel nous redit : Je ne crains pas la mort, une parole fidèle à Epicure qui voulait délivrer les mortels de la crainte de la mort pour les laisser mieux apprécier les joies que leur offre la vie éphémère. Car cette mort, celui des maux qui fait le plus frémir, insistait-il, n’est rien pour nous, puisque tant que nous existons la mort n’est pas, et que quand la mort est là nous ne sommes plus.
Quelques temps plus tôt, à St Emilion, Marcel, invité à conclure le 6ème festival Philosophia sur le thème de la nature, surprenait le public avec cette histoire qu’il se plaît à raconter : Dans mon village il y a un menuisier. Ce menuisier a tous les clients qu’il veut. D’autre part sa femme est la coiffeuse du village. En plus il a trois vaches. Le résultat c’est qu’il est toujours souriant. Il respire le bonheur. Il est plein de bonheur. Alors à quoi bon la philosophie ? Mais justement c’est là qu’on voit qu’elle est bonne… parce que si je le rencontre et que je lui dis : vous savez, votre médecin m’a dit quelque chose que je ne devrais pas vous répéter… enfin je vous le dis quand même… vous serez mort avant trois jours ! Alors qu’est-ce qui se passe ? Le bonheur de mon menuisier s’effondre totalement. Tout ça, parce qu’il n’a pas voulu méditer la Lettre à Ménécée… (Rires dans la salle).
Car cette méditation l’aurait peut-être conduit à ce bonheur fondamental, sous- jacent à tous les autres bonheurs, qu’Epicure veut nous donner. C’est un peu comme avec la mer : il y a des vagues en surface et il y a le calme des profondeurs qu’elles n’affectent pas. Ce calme, c’est précisément l’ataraxie, l’absence de trouble.
Je note relativement au temps qui reste qu’il ne reste jamais que le présent. Je cite alors Marc-Aurèle disant qu’on perd autant, que l’on soit très âgé ou que l’on meure de suite : le présent est en effet la seule chose dont on peut être privé, puisque c’est la seule qu’on possède, et que l’on ne perd pas ce que l’on n’a pas. Ce qui reviendrait à soutenir qu’il n’y a pas de différence entre mourir à 20 ans et à 80 ans.
Marcel n’est pas d’accord, soulignant qu’à 20 ans on peut davantage attendre de l’avenir. Une objection conforme à Epicure qui pensait que l’avenir n’est ni entièrement en notre pouvoir ni tout à fait hors de nos prises. Mais on voit bien soudain à quel point, sur la pensée du présent, épicurisme et stoïcisme se séparent.
Marcel ajoute toutefois que ne pas craindre la mort ne l’empêche pas de s’inquiéter du « mourir », de la forme qu’il prendra, et d’évoquer les souffrances qu’endura Montaigne, mort étouffé par un phlegmon. Mais il n’est cependant pas candidat au suicide, même s’il ne le condamne pas. Il l’a peut-être envisagé quand, sa retraite prise à Treffort, il acheta, nous dit-il, un revolver : pour y penser de plus près ?
Jean-Claude Grosse évoque le probable suicide de Marilyn Monroe à 36 ans. Il vient de publier pour le 50èmeanniversaire de sa mort Marilyn après tout, un ouvrage collectif des Ecrivains associés du Théâtre. Marcel n’a pas voulu y participer. Même s’il a toujours dit être sensible au charme féminin,on comprend que cette actrice ne l’émeut pas beaucoup. Il fait incidemment part de sa préférence pour Jean Seberg. Elle aussi suicidée à 40 ans dans des circonstances troubles et dont le corps fut retrouvé telle une épave dans le coffre de sa voiture, anéanti par les drogues et l’alcool. Elle avait pris parti pour les Black Panthers mais sa vie semblait aspirée par l’échec jusqu’à la déchéance.
J’évoque alors le suicide de Romain Gary qui fut son mari et qui avait annoncé son refus de vieillir. Fidèle là aussi à de Gaulle (« la vieillesse est un naufrage »), il avait déclaré deux ans avant de se tirer une balle dans la bouche à 66 ans : « Vieillir ? Catastrophe. Mais ça ne m'arrivera pas. Jamais. J'imagine que ce doit être une chose atroce… » Sans doute fut-il toujours hanté par ce qu’il nomme la dévirilisation, cela dès sa jeunesse dont il parle dans La promesse de l’aube. Et cette diminution venue lui fut intolérable. Au-delà de cette limite, écrivit-il aussi, votre ticket n’est plus valable. Ticket : à prendre dans un sens amoureux.
Une façon de voir la vie, conditionnée par une certaine capacité physique.
A quoi Marcel objecte la figure de Sophocle à l’âge de 95 ans, heureux de s’être débarrassé de la sexualité, cette « bête dévoreuse »… et de pouvoir vivre enfin toute relation humaine avec désintéressement. Ce que Romain Gary, suggère-t-il, a sans doute manqué.
Quant à la mort en soi, précise-t-il à la fin de Métaphysique (PUF, 2012), je crois qu’elle équivaut à une fin de vie et qu’il n’y a rien à espérer ou à attendre après. Mais si je crois qu’il n’y a rien, je ne le sais pas. Je suis sceptique à l’intention d’autrui, pour le laisser libre de croire qu’’il y a une vie après la mort.
A cet instant il parle de sa sœur qui pense qu’elle retrouvera son mari au paradis, et ses yeux deviennent très rieurs…
Une fin de vie : comme on le lit dans Montaigne, la mort est le bout et non le but. Sur ce point, Marcel, dans Le silence d’Emilie (Les Cahiers de l’Égaré, 2010), a clairement prévenu : j’entends que ma vie terrestre se referme sur elle-même, la mort ne signifiant rien d’autre que l’achèvement de la vie, et n’ouvrant sur aucun mystère sinon le mystère de la nuit – où il n’y a rien à voir.
Un détachement jadis exprimé par Epicure qui ne considérait pas la non-existence comme un mal.
Marcel revient alors sur le titre du spectacle envisagé : Nous serons vieux aussi. Mais qu’en sait-elle, demande-t-il ? Il ajoute que bien des soldats partis à la guerre de 14 auraient probablement voulu vieillir…
Vieillir, dit-il, j’invente la vie au fur et à mesure. J’ai mon présent. J’avance comme si j’avais 50 ans à vivre. L’idée du temps qui resterait à vivre est une idée triste, dépressive, qui annihile le présent. Le jour de ma mort n’est arrêté nulle part…