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Blog de Jean-Claude Grosse

Écrire le viol / Rennie Yotova

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès
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Écrire le viol

Rennie Yotova

Non Lieu 2007

 

 

Tentant d'écrire avec une quinzaine d'autres auteurs de théâtre, membres des EAT (écrivains associés du théâtre), particulièrement touchés par le viol et l'assassinat le 16 novembre 2011 de la jeune Agnès, petite fille d'un des nôtres, j'ai cherché et trouvé dans ma bibliothèque cet essai de Rennie Yotova, maître de conférences à l'Université de Sofia (Bulgarie). Ma note de lecture est mitée par des considérations personnelles.

L'enjeu de cet essai est formulé en 4° de couverture : le viol peut-il légitimement être abordé en tant que sujet artistique ? En quoi et comment l'art est-il susceptible de penser ou d'exprimer le viol ?

La mythologie, traversée par des scènes de viols (Zeus est un spécialiste du rapt et du viol, usant de tout un tas de subterfuges) permet de repérer six types de viol : viol-vengeance, viol-mutilation, viol-domination, viol-inceste, viol-blasphème, viol-éveil du transsexsuel.

Trois fonctions du viol : la fonction excrémentielle, la fonction cannibalique, la fonction sacrificielle.

Trois attitudes chez les victimes : une attitude passive comme celle de Cunégonde dans Candide ou celle d'Adèle L. dans le roman d'Anne-Zoé Vanneau, Prison intime, une attitude active comme celle d'Artemisia Gentileschi (Judith décapitant Holopherne) ou de Nicky de Saint-Phalle (les Nanas), une attitude engagée comme celle des deux touristes belges portant plainte le jour même de leur viol par trois hommes (procès retentissant d'Aix-en-Provence en 1974) ou celle de Samira Bellil, auteur de Dans l'enfer des tournantes.

Le parcours littéraire de Rennie Yotova nous remet en mémoire, un nombre conséquent de romans, ayant le viol comme sujet. À commencer par Les Possédés de Dostoievski : confession de Stravoguine sur le viol de la petite Matriocha qui finit par se suicider comme la petite Mouchette de Bernanos, l'une dans Sous le soleil de Satan, l'autre dans Nouvelle Histoire de Mouchette. Le roman de Cendrars, Moravagine (mort à vagin), est longuement évoqué, les deux personnages, Moravagine et Raymond-la-science étant animés par une misogynie sans bornes, haine de la femme et d'abord de la mère, se nourrissant des écrits de Schopenhauer et de Nietzsche. Misogynie à l'oeuvre aussi chez Steven Brown, le violeur tueur du roman d'Anne Hébert, Les fous de Bassan, roman polyphonique puisque le même crime est raconté par cinq voix différentes dont celles des deux victimes, Nora et Olivia Atkins, l'une avant sa mort, l'autre après. Tout comme le film Rashomon de Kurosawa avec ses quatre récits du même viol.

Les Noces barbares de Yann Quéffelec est un roman matricide, les 3 Gi's violeurs de Nicole la souillant, la remplissant de leurs excréments, puanteur pestilentielle qu'elle retrouve sur le corps du fils qu'elle a de ces noces barbares, Ludo. Viol-blasphème.

Sur ces viols de temps de guerre, on se référera à Une femme dans Berlin. Au film Va et regarde, requiem pour un massacre d'Elem Klimov (1985). À la pièce Du sexe de la femme comme champ de bataille de Matéi Visniec. Au roman Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat où l'écriture tente de rendre la bestialité, la déshumanisation des soldats par des verbes guerriers, sexuels dans une phrase quasi-infinie mettant en jeu des organes et leurs sécrétions, l'anus, le pénis, le nez, les aisselles, le poing donc un corps émietté, morcelé.

Cette liste d'oeuvres puissantes montre que les « motivations » des violeurs sont multiples, que le viol est un acte de violence dont aucune écriture ne rend compte car le viol ne fait pas sens. Le viol est négation de l'autre, de son corps, de son âme (ce qui fait qu'on est soi et pas un autre). Les séquelles du viol sont non seulement physiques mais psychiques, durables à vie, engendrant remords, culpabilité, néantisation, vie entre-deux, entre vie et mort, mort psychique.

À preuve encore, L'enfer des tournantes de Samira Bellil ou La tournante de Élisa Brune. Avec Le fil cassé d'Ariane de Le Clézio où les motards loubards de la cité violent Christine sans même enlever leur casque, leur violence les laissant sans voix, sauf l'ordre Déshabille-toi ! Viols-domination.

Renversement d'attitude avec Baise-moi de Virginie Despentes, les filles développant le même sadisme violent que leurs agresseurs. Viol-éveil du transsexuel, devenir garçon, homme.

Ne voit-on pas se développer sur un mode soft pouvant virer à la cruauté, le phénomène des femmes-cougars ?

Toute fraîche, la cannibalisation médiatisée de sa victime par Luka Rocco Magnotta.

Précédent le viol d'Agnès, le meurtre horrible de Marie-Jeanne, 17 ans, en Ardèche, le 21 juin 2011, son assassin venant d'être retrouvé, 19 ans.

Autant de phénomènes de banalisation du viol et du meurtre (le cas Breivik est particulièrement significatif de la froideur à laquelle peuvent atteindre certains tueurs, se déshumanisant par jeux vidéos et films pornos), phénomènes révélateurs pour les uns de l'inhumain dans l'humain, soit l'autre face de la nature humaine, pour les autres de la dégradation du lien social et des valeurs allant avec, la dignité, le respect, l'intégrité. Nature et (ou) culture ?

Le viol est inhumain et produit de l'inhumain. Cela signifie que l'absence de sens du viol est aussi une défaite de la raison pour comprendre, expliquer et de la volonté pour contrôler, canaliser, sublimer. Le violeur, la violeuse veulent échapper à la question des conséquences de leurs actes, ne veulent pas se la poser pour ne pas renoncer à la violence, à la folie de leurs actes. Lesquels affirment l'impossible rencontre avec l'autre, impossible rencontre décrétée, fantasmée, héritée, affirment aussi l'impuissance au sens sexuel, compensée par la violence et l'abjection de la prise, de l'humiliation imposée.

Dans Viol de Danièle Sallenave, dans Festen de Thomas Vinterberg, on a affaire à des viols, des incestes dans deux types de milieu, défavorisé et aisé. Viols-incestes.

Même situation révélée à 62 ans, 50 ans après les faits, par Nicky de Saint-Phalle, violée par son père, banquier et aristocrate et qui a transmuté ce trauma par la création artistique : présence dans son œuvre des serpents, des monstres, peintures avec tir à la carabine sur des cibles, les Nanas, la sculpture Hon, (Elle), la plus grande femme du monde dans laquelle on pénètre par le vagin.

Dans Disgrâce de Coetzee, c'est le ressentiment des Noirs vis à vis des Blancs qui conduit au viol collectif de Lucy, la fille du professeur Lurie, impuissant malgré sa culture, à définir le viol.

D'autres récits présentent d'autres points de vue, la violence par peur d'être séduit chez Textor Textel dans Cosmétique de l'ennemi d'Amélie Nothomb. Viol-domination.

Le viol, jouissance sublime de la mort, dans Le Grand Cahier d'Agota Kristof où Bec-de-Lièvre se suicide par le viol, sourire sur ses lèvres retroussées sur les dents. « Elle est morte heureuse, baisée à mort » dit la mère qui a tout vu aux deux jumeaux lesquels vont détruire par le feu fille et mère.

Images du vieillard pervers dans Le Retour de Casanova et Mademoiselle Else  d'Arthur Schnitzler.

Fantasmes sadiques du docteur Morgan chez Robe-Grillet. Glissements progressifs du plaisir, Trans-Europ-Express, Le Voyeur, Souvenirs du triangle d'or, La Belle Captive. L'auteur et cinéaste connaît bien son Sade : Puisque le Sadien ne recherche jamais la participation, mais seulement le viol, le plaisir ne peut qu'être imposé à l'autre au même titre que la souffrance. La victime doit être enchaînée même et surtout pour recevoir des caresses.

Esthétisation du viol comme œuvre d'art dans Le Dalhia Noir de James Ellroy. À compléter par L'affaire du Dahlia Noir de Steve Hodel, le fils du docteur Georges Hodel, flic découvrant que son père est le violeur esthète monstrueux d'Elizabeth Short, viol et meurtre inspirés par deux œuvres de Man Ray, Les Amoureux et la photo Le Minotaure, par L'Homme qui rit de Victor Hugo et par quelques lignes de Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Ce viol-vengeance et viol-mutilation consistant en une mise à mort cruelle et esthétisée fait penser à l'essai de Thomas de Quincey, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts, essai qui a fortement influencé Cyril Grosse dans son roman, Le Peintre. Un des personnages ne s'appelle-t-il pas Thomas Quyncet ? Et Joseph, le serial-killer, ne tue-t-il pas sans que le lecteur se rende compte qu'un assassinat vient de se commettre dans les lignes qu'il vient de lire, effacement de l'acte par l'écriture. Et que dire de la relation entre Joseph et la petite Marie, sept, huit, neuf, dix ans ...

La conclusion de l'essai pose deux questions : que devient un corps violé ? que devient un corps violeur ?

Le paradoxe et l'horreur du viol tiennent en ce que le viol est refus (pour des raisons souvent obscures au violeur) de rencontrer l'autre comme sujet, comme être libre, pouvant consentir ou ne pas consentir, que l'autre est traité en objet, forcé par la violence, sans parole ou avec des paroles grossières, vulgaires, humiliantes et que de cette non-relation s'engendre un lien indestructible entre bourreau et victime, la victime étant souvent marquée à vie, incapable de se reconstruire ou fort difficilement. Combien sombrent dans la folie, se suicident ? Quant au bourreau, il n'est pas exempt lui non plus de conséquences ou séquelles, son acte le poursuit. La justice aussi.

La victime ne peut donner du sens à son viol, ne peut le comprendre ; cet acte gratuit (Noir a dit d'une voix calme : on s'est retrouvé en prison alors qu'on n'aurait pas dû … on a décidé de se venger, ça tombe sur toi, voilà, Prison intime de Anne-Zoé Vanneau) l'engage dans un lien incompréhensible, qui ne peut donc être rompu. La victime peut certes connaître un aspect du monde par l'abjection quand elle intériorise ce qui lui est arrivé, quand elle fait sienne l'abjection et la pousse à son paroxysme comme Bec-de-Lièvre. Mais connaître n'est pas comprendre ni pardonner.

Seule l'écriture peut donner du sens à la déchirure comme le dit Agota Kristof : un livre, si triste soit-il, ne peut être aussi triste qu'une vie (Le Troisième mensonge).

Cette galerie de portraits de violeurs renvoie moins à des explications biologiques, psychanalytiques ou autres de leurs actes qu'à un questionnement métaphysique. Le monstre est effrayant, l'effroi paralyse la pensée, pétrifie les sens, rend tout discours intransitif puisque il n'y a pas d'interlocution possible tant avec la victime qu'avec le bourreau.

L'écriture du viol, nécessairement tragique, peut cependant éveiller la compassion, le partage du malheur peut éventuellement soulager, permettre de résister au désespoir, de tracer le chemin d'une révolte (Nicky de Saint-Phalle), de retrouver une sorte de dignité : grâce au livre, je pense avoir retrouvé une forme de dignité (Samira Bellil).

Et si la fiction était le lieu propice à la prise en charge de la négativité humaine, non pour l'assainir, l'abolir mais pour l'explorer avec empathie et ainsi la sublimer ?

C'est à cette tache que des auteurs EAT se sont attelés. La contrainte de 1000 mots les met au défi. On est entre le silence et la profusion. Il y a des chances que les textes sonnent juste et rendent justice.

 

Jean-Claude Grosse, le 11 juin 2012

 

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