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Blog de Jean-Claude Grosse

Le Consentement / Vanessa Springora

18 Février 2020 , Rédigé par grossel Publié dans #JCG, #notes de lecture

Le Consentement / Vanessa Springora

Le Consentement

Vanessa Springora

Grasset 2 janvier 2020

 

Ce récit de 210 pages, je l'ai lu en deux jours, les 17 et 18 février.
J'ai laissé passer l'effet médiatique en lien avec la sortie du livre, le 2 janvier et l'émission de La Grande Librairie du 6 janvier, entièrement consacrée à l'auteur et à son récit. Émission très digne.

Depuis la sortie du livre, dans la bataille engagée entre autres par les féministes contre la domination du mâle, contre le patriarcat, il y a eu la démission collective de l'académie des Césars. À quand la démission des dirigeants de la cinémathèque française ? Ce qui est en jeu, là, c'est l'explosion en cours du statut hors-normes de l'artiste.

Suite au Contre Sainte-Beuve de Marcel Proust, on en est encore à dissocier l'artiste et l'homme, à donner un statut à part à l'oeuvre et à l'artiste, à placer l'artiste dans un monde soustrait aux normes juridiques, éthiques, morales, aux luttes politiques. 

Proust affirme qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices, reprenant le mot vices de Sainte-Beuve. " Quel était son vice ou son faible ? ". Le fait de savoir Proust homosexuel peut-il être absolument indifférent à notre lecture de La Prisonnière, à notre interprétation de ce que son narrateur dit des femmes, de l'amour, de la jalousie, etc. ? Proust par son entreprise de séparation entre le moi créateur et le moi social tente de barrer la route à une lecture de son homosexualité à l'oeuvre. 

Cet article est éclairant : 

https://www.fabula.org/atelier.php?Proust_contre_Sainte%2DBeuve

L'art pour l'art au XIX ° siècle refuse toute fonction didactique, morale, politique, utile de l'art. L'art est autotélique, il s'accomplit de lui même soit un poème s'écrit pour le pur amour de la poésie.

Matzneff écrit pour le pur amour des jeunes filles et des tous jeunes garçons.

Toute licence en art. Mot d'ordre du Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, rédigé par Trotski et signé André Breton-Diego Rivera, publié le 25 juillet 1938. Pas de censure en art. Pas d'objectif même d'édification révolutionnaire, genre réalisme socialiste. « Si, pour le développement des forces productives matérielles, la révolution est tenue d’ériger un régime socialiste de plan centralisé, pour la création intellectuelle elle doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle. » Matzneff ne s'inscrit pas dans un dessein révolutionnaire, ce n'est plus à l'ordre du jour. Il est nettement anti-bolchevik en tant que descendant d'aristocrates russes blancs. Mais il est un anarchiste de la liberté individuelle. Il transgresse toutes limites, se cache et se montre, présente ses conquêtes en public et les étale à longueurs de pages après les avoir étalées sur son lit.

Si j'ai un peu rappelé ces données, c'est parce que ce sera et c'est encore la ligne de défense de Gabriel Matzneff. Le vice du moi social de l'homme Matzneff, sa pathologie, son addiction, c'est l'éphébophobie, la pédophilie, la pédocriminalité. Le moi créateur du grand écrivain, reconnu, primé, courtisé transmute ce vice en or, un peu comme Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or ou Pacôme Thiellement, Tu m'as donné de la crasse et j'en ai fait de l'or.

Il y a un contexte idéologique encore très fort qui permet au créateur-prédateur de s'exonérer de sa pédocriminalité au nom de son œuvre sublime, collection d'amours sublimes, même dans son Journal, collection d'abus sexuels sans consentement, qui a permis et permet aux lecteurs de ces œuvres de s'exonérer de tout jugement critique, de toute condamnation, de tout boycott, qui a permis jusqu'à il y a peu, l'édition sans censure de ses œuvres. La jouissance sans entraves de Matzneff avec des enfants et adolescents au nom de leur initiation sexuelle comme matière littéraire et au nom du statut à part du génie créateur transgressif n'est pas du seul fait de cet homme à pathologie grave. C'est tout un courant libertaire, d'anarchie sexuelle, toute une période de l'histoire contemporaine (années 1968-1990), toute une conception de l'artiste qui ont permis ce qui nous semble aberrant et condamnable aujourd'hui et qui a fasciné Vanessa Springora (le monde des écrivains) qui n'arrive pas à cette étape à dépasser son étonnement, ses questions sur l'impunité de Matzneff, la complaisance à son égard de tout un tas de milieux, édition, presse, institutions publiques, prix littéraires, intellectuels de gauche.

Évidemment, la lecture de son récit nous permet de comprendre pourquoi elle ne réussit pas à cette étape à saisir son histoire dans son contexte historique, idéologique. Elle a été séduite à 14 ans. Le contexte familial y est pour beaucoup, un père absent, démissionnaire, passé aux oubliettes. Une mère particulièrement laxiste, traitant sa fille comme une adulte, donc libre de ses choix et d'en assumer les conséquences. Une mère qui semble n'avoir pas changé sa position. Au moins demander pardon. Relation conflictuelle donc, non résolue. L'histoire de sa relation avec Matzneff est décrite avec précision. Pas de détails croustillants sur leurs ébats. Les passionnés du grand auteur ne trouveront pas matière à baver. Pas de détails non plus sur son éveil sexuel, sa sensualité, son initiation, son éducation inspirée selon l'initiateur par les Grecs de l'antiquité. Découverte progressive qu'elle n'est pas l'Unique, que l'hameçon pour toutes, ce sont les mots d'amour, les lettres. Découverte progressive des mensonges, manipulations, impostures. Peut-être même lettres de dénonciation pour pimenter la relation. Des moyens de l'emprise. Toujours là, sortie d'école, lettres, rendez-vous, rituels... Rupture définitive à 16 ans. Découverte du harcèlement sous toutes ses formes. Lettres envoyées à sa mère, à sa patronne. Usage sans autorisation de ses lettres, de ses photos. Dépossession totale, elle devient un personnage littéraire, immortalisé par l'écrivain, un être de papier et de mots, à l'opposé de leur histoire et barrant la route à sa vie à venir. Impossibilité d'acter en justice. Le site internet de l'auteur est basé en Asie, disparu depuis le 30 décembre. Pour les droits d'auteur il a un ténor du barreau en ce domaine. Efforts désespérés pour sortir de cette relation devenue toxique : dégoût des hommes, des rapports, errance, abandon de scolarité, drogue, alcool, cigarettes, thérapies. Implacable récit de ce que Matzneff se refuse à lire, à entendre, persistant dans son déni, incapable d'entendre les souffrances de sa victime, incapable de se reconnaître comme telle pendant des années (comment  admettre qu'on a été abusé quand on ne peut nier avoir été consentant) et pas encore libérée, réparée, reconstruite. Même si elle a trouvé l'homme avec lequel elle construit une vie de femme, de mère. Ce récit vaut par ses détails pour toute victime, dite consentante, se vivant même comme consentante puisque qui ne dit mot consent, consentir à quoi à 14 ans ? 30 ans pour réussir à mettre le mot victime sur ce qu'elle a vécu. Le prix payé par Vanessa et par les autres justifie l'emploi du mot vulnérabilité quand on parle d'enfant, d'adolescent, de leur sexualité, de leur difficulté à discerner, et des effets dévastateurs des abus sexuels. J'ai été touché par ce qu'a vécu Vanessa. Limite insupportable, l'épisode psychotique. Limite grotesque, ce que lui dit Cioran devant son désarroi, votre rôle est de l'accompagner sur le chemin de la création (page 141).

 Merci à elle au nom de toutes les victimes.

Page 150, une anecdote sans doute révélatrice dont s'est saisie Chantal Montellier pour écrire Dans la tête de Gabriel Matzneff.

À ma grande surprise, G. m'avoue que oui, il y a bien eu quelqu'un, une fois, quand il avait treize ans, un homme proche de la famille. Il n'y a aucun affect dans cette révélation. Pas la moindre émotion. (Et pas trace dans son oeuvre, cadeau dit-elle à celle qui peut l'entendre peut-être, sans le juger.)

Dans sa rencontre avec Nathalie, elles reviennent sur sa pathologie, quand il est avec des filles toutes jeunes, tu vois, il se sent comme un gamin de quatorze ans, c'est pour cette raison sans doute qu'il n'a pas conscience de faire quoi que ce soit de mal. (page 198)

En conclusion, je relève comme elle, la boucle réalisée par Vanessa, jeu de son inconscient. Piégée à 13-14 ans par le monde des livres, dans les livres d'un écrivain célèbre qui l'a charmée, qu'elle a aimé, après 30 ans de dégoût pour la littérature, elle est devenue  éditrice et l'auteure d'un livre qui piège son piégeur, démonte sa machinerie machiavélique, démasque son imposture.

Il est temps juridiquement de protéger enfants et adolescents, tous vulnérables, à considérer comme tels, de ces prédateurs.

Il est temps de s'éduquer à une sexualité respectueuse de l'autre, mais cette éducation demandera des millénaires.

C'est l'objet de mon texte Your last video (porn theater).

Lecture publique le vendredi 17 avril à 19 H 30 à la Maison des Comoi au Revest.

 

Le 18 février 2020

article important, 2003, pédophilie, sexualité et société de Cécile Sales

https://www.cairn.info/revue-etudes-2003-1-page-43.htm#

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