Homme, Femme ?/ Mode d'emploi !

- Patrick Roux, consultant au CPCT-M, interviendra sous le titre : "La princesse du désert".
Afin d'introduire le travail de réflexion de cet Après-Midi "Homme, Femme ? Mode d'emploi !", il nous propose les références suivantes :
1/ L'ensemble des trois textes que Freud a publié sur la question sous le titre "Psychologie de la vie amoureuse". (1910, 1912, 1917) in La vie sexuelle chez PUF.
Freud construit les "modes d'emploi" en fonction du concept central pour lui, de castration et répond à de nombreuses questions d'allure très "simple", et susceptibles d'intéresser tout un chacun. Par exemple, Pourquoi les hommes ont-ils peur des femmes ? Pourquoi les traitent-ils mal ? mais aussi : Pourquoi les Femmes en veulent-elles aux Hommes ? (Et ce n'est pas forcément parce qu'ils les traitent mal !!). Le trajet de Freud prend son départ d'une condition très particulière (Un type particulier de choix d'objet chez l'homme) pour aboutir à un point que nous dirions "de structure" avec Le tabou de la virginité. Quelque chose de "la Femme" est Tabou: "Pas touche !!"
2 / "L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut", plus connue sous le titre Manon Lescaut, (c'est elle finalement, le personnage central) de l’abbé Prévost (1731). Elle aime et pourtant, trahit son chevalier et cela de manière répétitive. Où se situe la "perfidie de Manon", une femme qui aime sincèrement et malgré cela, est "volage". Elle n'est décidément pas-toute à Des Grieux, alors Que veut Manon ?
3/ Un amour de Swann, de Proust (1912) plus centré sur la "psychologie" masculine. Fabuleux roman sur les entrelacs entre l'amour, le désir et la jouissance. On y trouve par exemple un très joli acte manqué - reconstitué ou vécu ? par Marcel Proust - qui signe le moment du "tomber amoureux" ou encore sur le voisinage entre la femme légère et l'objet d'idéalisation.
- Elisabeth Pontier, consultante au CPCT-M, interviendra sous le titre : "Condamné à faire le coq".
1/ Elle nous propose de relire nos classiques, et plus particulièrement la pièce de théâtre créée par Jean Giraudoux le 27 avril 1939 :
"Ondine" dont Jacques Lacan recommande la lecture au cours de la séance du 21 janvier 1975 de son Séminaire Livre XXII "RSI ".
2/ Vous trouverez également en ligne un article de Rose-Paule Vinciguerra, Analyste Membre de l'Ecole de la Cause freudienne intitulé "Les paradoxes de l'amour", à
l'adresse suivante
- Sylvie Goumet, secrétaire général du CPCT à Marseille et Consultante au Centre de Consultations, interviendra à cette occasion sous le titre : "Affaires de femmes".
Elle propose quant à elle de nous reporter aux références suivantes :
1/ Dominique Laurent : "Des souris et des femmes", in Revue de la Cause Freudienne, n°70, Le rapport sexuel au XXIème siècle, p.45
2/ Pierre Naveau : "La logique de l'hystérique et la promotion de la jouissance sexuelle, du mythe au réel", in Lettre mensuelle, n°270, p.29
3/ Quelques extraits du Séminaire de Jacques Lacan, XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant" :
- p.74
"...La femme n'existe pas. Qu'elle existe, c'est un rêve de femme, et c'est le rêve d'où est sorti Don Juan. S'il y avait un homme pour qui La femme existe, ce serait une merveille, on serait sûr de son désir"
- p.143
"...elles [les hystériques] sont celles qui, sur ce qu'il en est du rapport sexuel, disent la vérité.
On voit mal comment aurait pu se frayer la voie de la psychanalyse si nous ne les avions pas eues. Que la névrose, qu'une névrose tout au moins- je le démontrerai également pour l'autre - ne soit strictement que le point où s'articule la vérité d'un échec..."
Dans l’enseignement de Lacan, l’amour fait l’objet d’une série de paradoxes, notamment dans sa relation au désir 1. Essayons de déployer ce paradoxe du côté de l’amour et non plus seulement du côté du désir.
Un homme croit désirer une femme alors qu’il l’aime 2 . Quand il désire, un homme n’a jamais affaire en tant que partenaire qu’à l’objet a qui cause son désir. Une femme est pour un homme symbole du manque et c’est la valeur de jouissance interdite que représente le phallus qui est, à cet égard, reporté sur l’objet. Une femme est désirée en tant que fétiche, en tant que morceau du corps de l’homme, côte de l’homme, comme il est dit dans la Bible. Mais l’amour? Pour l’homme, dit Lacan, cela va sans dire à tel point qu’il n’y comprend rien 3.
On peut dire tout d’abord que la condition d’amour chez un homme reste narcissique. En effet, si un homme ne demande pas son avis à une femme pour la désirer, pour l’aimer, ce n’est pas la même chose puisqu’il l’aime dans l’exacte mesure où ce qu’il imagine d’elle est susceptible de le soutenir narcissiquement dans sa position phallique. De là, l’intérêt pour la feemme pauvre qui peut renvoyer a contrario à un homme son avoir phallique. En quoi d’ailleurs, un homme, homologue sur ce point à la condition d’amour chez une femme, aime en l’autre sa castration.
De là, l’idéalisation d’une femme, la dépendance vis-à-vis d’elle dont parle Freud quand il décrit l’homme amoureux comme humble et soumis 4.
Ainsi, quand il aime, «un homme croit à une femme 5.» « … Une femme, dit Lacan, dans la vie d’un homme, c’est quelque chose à quoi il croit. [ … ] Il croit à une espèce, celle des sylphes ou des ondins. 6», espèce fantastique, évanescente qui obéit à une logique mystérieuse. Une femme est à cet égard pour un homme horizon de liberté, condition de poésie; mais, qu’elle lui échappe, et il s’en trouve saisi, ensorcelé. Ainsi, dans le beau roman de Frédéric de La Motte-Fouqué, Ondine, repris plus tard au théâtre par Giraudoux, lorsque le chevalier pressent qu’Ondine, sirène devenue femme, pourrait, comme le peuple des eaux qui l’engendra, n’avoir pas d’âme, il s’en trouve frappé d’effroi. Double face de l’énigme. C’est, ajoute Lacan, qu’un homme croit à une femme comme on croit à un symptôme.
A cet égard, un homme croit à une femme en tant qu’elle peut présentifier pour lui son rapport à la jouissance phallique; une femme est pour un homme ce qui l’ancre dans le champ du réel. Ainsi, le chevalier dit-il à Ondine, dans la pièce de Jean Giraudoux: «Depuis mon enfance, un hameçon m’arrachait à ma chaise, à ma barque, à mon cheval. Tu me tirais à toi» : l’hameçon du symptôme, symptôme à cet égard, plus réel que l’inconscient. Ce que présentifie une femme pour un homme, c’est la façon dont, dans le réel, « … s’imagine l’effet du symbolique 7», mais s’imagine seulement cet effet, car une femme comme un symptôme ne présentifie que la fermeture de l’inconscient. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la remarque de Lacan que pour savoir ce que pèse un homme, il faut regarder sa femme8 . Cela ne veut donc pas dire qu’il lui ressemble, mais plutôt qu’elle représente dans le réel la façon qu’il a de jouir de l’inconscient selon sa particularité à lui. Il croit alors qu’elle va dire quelque chose là-dessus, il croit qu’il va la déchiffrer comme un symptôme, mais elle reste, comme dit Lacan du symptôme, points de suspension, interrogation sur le non-rapport sexuel. « Que veut-elle?» est la question à laquelle est suspendu un homme. Et même s’il pense apercevoir la cause qui suscite sa croyance, il reste qu’il avoue se savoir fixé, rivé, là, sans raison. Ainsi Swann, désidéré : « dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!» Le sens de l’amour, les hommes n’y comprennent rien.
Alors pour croire à une femme, un homme va se mettre à « la croire ». Là, « le symptôme passe une limite.» Il croit, cette fois, non plus qu’elle va dire quelque chose de vrai ou de mensonger, mais qu’elle dit quelque chose qui le concerne directement, lui, dans son être. Il est signifié par son dire. Ce n’est pas : « Qu’est-ce qu’elle veut dire?» mais plutôt «Voilà ce qu’elle dit … », déconnecté de toute autre signification. Il la croit, rajoute Lacan, comme on croit une voix. L’indicible de son être lui est donné, énoncé par une femme, au lieu même de son plus-de-jouir indicible, comme par une voix.
Ce n’est pas qu’il rencontre La femme - qui n’existe pas - mais il croit, dit Lacan, La: croyance fallacieuse que l’homme crée 9. L’homme croit mais en fait il crée, il crée l’existence de la femme comme Autre dans le réel.
« La croire sert alors de bouchon à y croire10». « Y croire» relève d’une interrogation, la croire relève d’un index de certitude. Cela peut le mener au pire : ainsi, le héros du roman de William Irish, La Sirène du Mississipi, préfère-t-il sa croyance à sa vie. Que cette femme aventurière, menteuse, qu’il a épousée, soit son symptôme et qu’il le sache n’y suffit plus. Il faut qu’il aille jusqu’au bout de sa croyance; jusqu’au bout il va la croire, croire ce qu’elle dit. Savoir et vérité sont, lorsqu’elle parle, forclos. C’est pour entendre ce que dit cette voix, quelques brèves paroles d’amour - peu importe qu’elles soient mensongères - que le héros consentira au pire : se laisser empoisonner. Fiction sans doute, mais on peut dire qu’un homme qui aime croit « La femme comme étant toutes les femmes», sans s’apercevoir qu’il ne crée là qu’un ensemble vide. Il crée le signifiant de La femme et du même coup, se met à croire au rapport sexuel. En créant La femme, il crée une fiction à quoi il aspire. Il s’en trouve ainsi féminisé, et c’est certainement cela qui rend l’amour comique. L’amour est comique, dit Lacan, et c’est le comique de la psychose. On peut appréhender ce comique à partir de l’axe imaginaire a-a’ : « ma femme dit que … », mais c’est aussi bien l’objet comme irreprésentable et non le phallus, cette fois, qui vient sur le devant de la scène. L’homme aspire, à travers sa croyance, à « ce quelque chose qui est son objet11». D’où ce comique, bien particulier. Ainsi, Alceste le misanthrope, dont Lacan fait un délirant, s’adressant à Célimène :
« Vous me trompez sans doute avec des mots si doux.
Mais il m’importe, il faut suivre ma destinée:
A votre foi mon âme est toute abandonnée.»
(Acte IV, scène 3).
Pour une femme, le paradoxe réside dans le fait qu’elle croit aimer alors qu’elle désire. Elle désire le phallus dont un homme est porteur, à partir de son identification au manque dans l’Autre. Le phallus, dit Lacan, c’est tout pour elle. L’embêtant, c’est qu’elle peut prendre le phallus pour sa boussole, ça peut la rendre bête: mon mari par ci, mon mari par là. Sartre disait que c’était à cela qu’on reconnaissait une bourgeoise, au fait que dès les premières paroles, elle parlait de son mari. On pourrait décliner différentes formes du rapport qu’entretient une femme au phallus: le servir comme un maître, vouloir le ravir dans l’hystérie, mais aussi toutes les formes - rusées souvent - que les femmes ont de le garder, d’en faire leur chasse gardée.
À l’inverse, quand une femme aime un homme, c’est en tant qu’il est privé de ce qu’il donne. Elle aime en tant qu’elle reconnaît chez un homme son manque. A cet égard, on n’aime pas le riche, si on peut le désirer. Cet Autre de l’amour qui s’évoque au-delà du phallus est à référer au père idéal. Au-delà de l’infinitude de l’amour adressé à l’Autre maternel est le lieu de l’amour du père, qui donne en tant qu’il n’a pas. Ainsi peut-on rendre compte par là de la « forme érotomaniaque» de l’amour chez une femme, dont Lacan parle dans Propos pour un congrès sur la sexualité féminine 12 : elle s’imagine toujours d’abord être aimée. Cette érotomanie, qui n’est pas psychotique, est à comprendre ici par rapport au phallus, car si c’est au même homme que s’adresse son désir et son amour, elle va voiler par pudeur que « le phallus est tout pour elle », en s’imaginant qu’elle est phallicisée par l’amour et le désir premier d’un homme; elle va faire advenir la castration et le désir d’un homme pour être phallicisée et voiler, du même coup, le manque à partir duquel elle désire. Ce faisant, elle réalise. imaginairement la substitution de l’amant à l’aimé et se trouve, par rapport au phallus, l’être et l’avoir, sous la condition qu’elle ne l’ait pas. C’est pourquoi une femme avoue si difficilement son amour; comme on le voit dans le théâtre de Marivaux, elle use de stratagèmes pour contraindre l’homme à déclarer son amour en premier, non qu’elle ne l’ait devancé par son désir, mais elle n’osera jamais aimer que sur le fond de cette supposition initiale.
Lorsque Lacan va plus tard avancer les formules de la sexuation, où les différentes façons de suppléer à l’impossible du rapport sexuel vont différencier les sexes et leur rapport à la fonction phallique, il va s’agir, alors, de penser autrement la duplicité paradoxale de l’amour et du désir. L’amour chez une femme ne va plus être pensé comme ce qui voile le désir qui s’adresse au phallus, mais comme relevant de la contingence, comme ce qui peut arriver quand une femme, pas-toute soumise à la fonction phallique, s’adresse à un homme comme à un Au-moins-un qui n’y serait pas soumis du tout. Mais l’existence de cet homme, en position unique, auquel une femme s’adresse, si elle est nécessaire, n’est en même temps pas possible, puisqu’il n’est pas possible qu’un homme jouisse de toutes les femmes - il n’y a pas de tout des femmes et elles n’existent qu’une par une. Ainsi, chez une femme, même si la jouissance de l’Un n’est pas exclue, elle est cependant impossible. Une femme ne fait pas exister l’exception et quand elle s’adresse, du lieu de sa jouissance, d’une jouissance pas-toute, à l’Un d’exception, c’est l’Autre du manque qu’elle rencontre. Ce qu’elle rencontre alors, c’est une absence: l’Autre est introuvable. C’est peut-être ceci qui peut rendre compte du caractère apparemment fou de l’amour et de la jouissance féminine. Le rapport d’une femme à l’amène hors phallus. Une femme touche là aux bords d’une jouissance et d’un amour infini mais, à la différence de l’amour infini chez un psychotique, elle n’y met aucune signification, elle ne localise pas cette jouissance dans l’Autre. La jouissance ici est entrevue mais n’est qu’en trevue, comme hors limite. C’est une sorte d’aperçu sur l’infini de l’amour et non, comme dans l’hystérie, une tentative pour faire exister le rapport sexuel. Non plus l’amour du père idéalisé, mais un amour sur le versant de la poésie, dilectio, élan purifié de l’âme. C’est en tout cas le seul amour qui, peut-être, échappe au champ du narcissisme; il peut sacrifier le plus précieux.
Ainsi pourrait-on comprendre autrement l’énoncé de Lacan plus haut évoqué, sur la forme érotomaniaque de l’amour féminin, par l’amour adressé à l’Autre du manque. C’est justement parce qu’elle ne peut rien dire de ce «mixte d’amour et de jouissance»13 qu’une femme suppose qu’il vient d’abord de l’Autre. Elle n’accède à l’Autre jouissance que sur la supposition de la jouissance de l’Autre. Elle ne peut que supposer que, ce dont elle ne peut parler, l’Autre pourrait le faire pour elle. C’est comme aimer Dieu de l’amour dont Dieu vous aime, pour détourner une formule de Maître Eckhart: «L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit14». Alors qu’un homme croit les significations que profère une femme, une femme fait exister la parole d’amour qui la ferait habiter ce lieu sans nom d’elle-même où elle se tient. Ainsi, dans la solitude de cet amour au-delà du phallus, suscite-t-elle ce bien dire au lieu de l’Autre, dire de cette parole d’amour « qui toujours recommence».
Aussi bien peut-on penser le ravage suscité par un homme sur le versant exactement inver se de la forme érotomaniaque de l’amour chez une femme. Lacan définit le ravage comme une affliction, pire qu’un symptôme, mais que l’on est forcé de spécifier comme un symptôme. Le ravage que suscite un homme, s’il n’est analysable que du côté du symptôme, peut être aussi appréhendé dans le rapport d’une femme à l’Autre du manque. A l’envers de l’érotomanie, dirais-je, le ravage, c’est être affronté au silence et non plus à la parole de l’Autre. La Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig raconte comment de n’être pas entendue, jamais reconnue par un homme, amant d’occasion, et qu’elle aime depuis toujours, une femme peut aller jusqu’au saccage de sa vie, à la privation extrême.
Ainsi, de l’amour, tout entier pris dans la croyance, peut-on dire qu’il est hors sens et, dit aussi Lacan, hors sexe, phénomène limite. Peut-on rendre compte de ce caractère? Dans son Séminaire intitulé « La logique du fantasme », Lacan le qualifie de Verwerfung du rapport du sujet inconscient à l’Autre. L’inconscient suppose un «tu n’es pas, donc je ne suis pas» (A-> $), mais l’amour forclot ce rapport en hypostasiant l’être de l’Autre et en rejetant l’inconscient. Ce cri d’amour: « Si tu n’es pas, je meurs », Lacan en traduit la vérité : «Tu n’es que ce que je suis.» La vérité de l’amour, c’est finalement: «Tu n’es rien que ce que je suis ». Ce qu’Angelus Silesius avait aperçu quand, s’adressant à Dieu, il proférait: «si je n’étais pas là, toi, Dieu, en tant que Dieu existant, tu n’y serais pas non plus », formule plus vraie à rendre compte de l’amour. Toute la dialectique du sujet à l’Autre est, dans l’amour, rejetée et celui-ci vient, à cet égard, faire rejet de castration.
Lorsque, dans la dernière partie de son enseignement, Lacan avance la formule de la forclu sion généralisée du rapport sexuel, ce n’est plus en termes de Verwerfung qu’il va qualifier l’amour mais plutôt comme tentative de suppléer à l’impossible du rapport sexuel, au mystère du deux. L’amour naît sur cette racine d’impossible15 . Certes, l’amour promet que le sens sexuel va cesser de ne pas s’écrire dans la contingence de la rencontre et qu’il va devenir nécessaire. « Voie de mirage» : le rapport sexuel n’est pas inscriptible, l’être humain en est exilé. L’amour, en fait, « suspend le sens sexuel ». Il se donne, certes, des airs de vérité, mais l’imaginaire de cette vérité n’est qu’un «faux deuxième par rapport au réel 16 ». L’amour, à cet égard, ne tient pas ses promesses et, comme le mensonge fait partie de la vérité, l’amour est, pour reprendre Aragon, « mentir vrai ». Ainsi, un homme croit désirer, une femme croit aimer et cette croyance paradoxale tient en son fond au mensonge de l’amour.
C’est pourtant sans doute ce ratage qui le rend passionnant car, tout en restant dans des limites, l’amour est un phénomène de bord. Il est exploration des confins de l’impossible. Simplement, à défaut de « … fracturer ce mur [ …], on ne peut se faire qu’une bosse au front, …17 ».
Rose-Paule Vinciguerra
1. J’ai tenté, dans un article précédent de la Revue, d’articuler ce paradoxe à partir du désir.
2. LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, «L’acte psychanalytique» (1967-1968) (inédit), leçon du 27 mars 1968.
3. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent», (1973-1974) (inédit), leçon du 12 février 1974.
4. FREUD S., «Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
5. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, R. S. I. , (1974-1975), Omicar? n° 3, leçon du 21 janvier 1975.
6. LACAN J., loc. cit.
7. LACAN J., R.S.I., op. cit., leçon du 11 mars 1975.
8. LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII ,« D’un discours qui ne serait pas du semblant» (1970-1971) (inédit), leçon du 20 janvier 1971.
9. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
10. LACAN J., R.S. I., op. cit., leçon du 21 janvier 1975.
11. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, «Le sinthome », (1975-1976) (inédit).
12. LACAN J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
13. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme », (1997-1998) (inédit), enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII.
14. ECKHART M., Traités et sermons, Paris, Aubier, 1942, p. 179
15. LACAN J., R.S.I., op. cit.
16. LACAN J., «Les non-dupes errent», op. cit., séance du 15 janvier 1974.
17. LACAN J., R.S.I., op. cit., leçon du 21 janvier 1975.
La formule complète de Lacan pour définir l'amour est : "donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas." On comprend par là la justesse du langage qui dit bien qu'on tombe amoureux, comme dans le panneau. On peut aussi de là s'en aller apprécier le mot de Sacha Guitry disant (à peu près) que "le seul amour véritable est l'amour-propre".
Afin d'introduire le travail de réflexion de cet Après-Midi "Homme, Femme ? Mode d'emploi !", il nous propose les références suivantes :
1/ L'ensemble des trois textes que Freud a publié sur la question sous le titre "Psychologie de la vie amoureuse". (1910, 1912, 1917) in La vie sexuelle chez PUF.
Freud construit les "modes d'emploi" en fonction du concept central pour lui, de castration et répond à de nombreuses questions d'allure très "simple", et susceptibles d'intéresser tout un chacun. Par exemple, Pourquoi les hommes ont-ils peur des femmes ? Pourquoi les traitent-ils mal ? mais aussi : Pourquoi les Femmes en veulent-elles aux Hommes ? (Et ce n'est pas forcément parce qu'ils les traitent mal !!). Le trajet de Freud prend son départ d'une condition très particulière (Un type particulier de choix d'objet chez l'homme) pour aboutir à un point que nous dirions "de structure" avec Le tabou de la virginité. Quelque chose de "la Femme" est Tabou: "Pas touche !!"
2 / "L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut", plus connue sous le titre Manon Lescaut, (c'est elle finalement, le personnage central) de l’abbé Prévost (1731). Elle aime et pourtant, trahit son chevalier et cela de manière répétitive. Où se situe la "perfidie de Manon", une femme qui aime sincèrement et malgré cela, est "volage". Elle n'est décidément pas-toute à Des Grieux, alors Que veut Manon ?
3/ Un amour de Swann, de Proust (1912) plus centré sur la "psychologie" masculine. Fabuleux roman sur les entrelacs entre l'amour, le désir et la jouissance. On y trouve par exemple un très joli acte manqué - reconstitué ou vécu ? par Marcel Proust - qui signe le moment du "tomber amoureux" ou encore sur le voisinage entre la femme légère et l'objet d'idéalisation.
- Elisabeth Pontier, consultante au CPCT-M, interviendra sous le titre : "Condamné à faire le coq".
1/ Elle nous propose de relire nos classiques, et plus particulièrement la pièce de théâtre créée par Jean Giraudoux le 27 avril 1939 :
"Ondine" dont Jacques Lacan recommande la lecture au cours de la séance du 21 janvier 1975 de son Séminaire Livre XXII "RSI ".
2/ Vous trouverez également en ligne un article de Rose-Paule Vinciguerra, Analyste Membre de l'Ecole de la Cause freudienne intitulé "Les paradoxes de l'amour", à
l'adresse suivante
- Sylvie Goumet, secrétaire général du CPCT à Marseille et Consultante au Centre de Consultations, interviendra à cette occasion sous le titre : "Affaires de femmes".
Elle propose quant à elle de nous reporter aux références suivantes :
1/ Dominique Laurent : "Des souris et des femmes", in Revue de la Cause Freudienne, n°70, Le rapport sexuel au XXIème siècle, p.45
2/ Pierre Naveau : "La logique de l'hystérique et la promotion de la jouissance sexuelle, du mythe au réel", in Lettre mensuelle, n°270, p.29
3/ Quelques extraits du Séminaire de Jacques Lacan, XVIII, D'un discours qui ne serait pas du semblant" :
- p.74
"...La femme n'existe pas. Qu'elle existe, c'est un rêve de femme, et c'est le rêve d'où est sorti Don Juan. S'il y avait un homme pour qui La femme existe, ce serait une merveille, on serait sûr de son désir"
- p.143
"...elles [les hystériques] sont celles qui, sur ce qu'il en est du rapport sexuel, disent la vérité.
On voit mal comment aurait pu se frayer la voie de la psychanalyse si nous ne les avions pas eues. Que la névrose, qu'une névrose tout au moins- je le démontrerai également pour l'autre - ne soit strictement que le point où s'articule la vérité d'un échec..."
Bonne lecture à tous,
L'équipe du CPCT Marseille.
L'équipe du CPCT Marseille.
Les paradoxes de l’amour,
par Rose-Paule Vinciguerra
par Rose-Paule Vinciguerra
Dans l’enseignement de Lacan, l’amour fait l’objet d’une série de paradoxes, notamment dans sa relation au désir 1. Essayons de déployer ce paradoxe du côté de l’amour et non plus seulement du côté du désir.
Un homme croit désirer une femme alors qu’il l’aime 2 . Quand il désire, un homme n’a jamais affaire en tant que partenaire qu’à l’objet a qui cause son désir. Une femme est pour un homme symbole du manque et c’est la valeur de jouissance interdite que représente le phallus qui est, à cet égard, reporté sur l’objet. Une femme est désirée en tant que fétiche, en tant que morceau du corps de l’homme, côte de l’homme, comme il est dit dans la Bible. Mais l’amour? Pour l’homme, dit Lacan, cela va sans dire à tel point qu’il n’y comprend rien 3.
On peut dire tout d’abord que la condition d’amour chez un homme reste narcissique. En effet, si un homme ne demande pas son avis à une femme pour la désirer, pour l’aimer, ce n’est pas la même chose puisqu’il l’aime dans l’exacte mesure où ce qu’il imagine d’elle est susceptible de le soutenir narcissiquement dans sa position phallique. De là, l’intérêt pour la feemme pauvre qui peut renvoyer a contrario à un homme son avoir phallique. En quoi d’ailleurs, un homme, homologue sur ce point à la condition d’amour chez une femme, aime en l’autre sa castration.
De là, l’idéalisation d’une femme, la dépendance vis-à-vis d’elle dont parle Freud quand il décrit l’homme amoureux comme humble et soumis 4.
Ainsi, quand il aime, «un homme croit à une femme 5.» « … Une femme, dit Lacan, dans la vie d’un homme, c’est quelque chose à quoi il croit. [ … ] Il croit à une espèce, celle des sylphes ou des ondins. 6», espèce fantastique, évanescente qui obéit à une logique mystérieuse. Une femme est à cet égard pour un homme horizon de liberté, condition de poésie; mais, qu’elle lui échappe, et il s’en trouve saisi, ensorcelé. Ainsi, dans le beau roman de Frédéric de La Motte-Fouqué, Ondine, repris plus tard au théâtre par Giraudoux, lorsque le chevalier pressent qu’Ondine, sirène devenue femme, pourrait, comme le peuple des eaux qui l’engendra, n’avoir pas d’âme, il s’en trouve frappé d’effroi. Double face de l’énigme. C’est, ajoute Lacan, qu’un homme croit à une femme comme on croit à un symptôme.
A cet égard, un homme croit à une femme en tant qu’elle peut présentifier pour lui son rapport à la jouissance phallique; une femme est pour un homme ce qui l’ancre dans le champ du réel. Ainsi, le chevalier dit-il à Ondine, dans la pièce de Jean Giraudoux: «Depuis mon enfance, un hameçon m’arrachait à ma chaise, à ma barque, à mon cheval. Tu me tirais à toi» : l’hameçon du symptôme, symptôme à cet égard, plus réel que l’inconscient. Ce que présentifie une femme pour un homme, c’est la façon dont, dans le réel, « … s’imagine l’effet du symbolique 7», mais s’imagine seulement cet effet, car une femme comme un symptôme ne présentifie que la fermeture de l’inconscient. C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut comprendre la remarque de Lacan que pour savoir ce que pèse un homme, il faut regarder sa femme8 . Cela ne veut donc pas dire qu’il lui ressemble, mais plutôt qu’elle représente dans le réel la façon qu’il a de jouir de l’inconscient selon sa particularité à lui. Il croit alors qu’elle va dire quelque chose là-dessus, il croit qu’il va la déchiffrer comme un symptôme, mais elle reste, comme dit Lacan du symptôme, points de suspension, interrogation sur le non-rapport sexuel. « Que veut-elle?» est la question à laquelle est suspendu un homme. Et même s’il pense apercevoir la cause qui suscite sa croyance, il reste qu’il avoue se savoir fixé, rivé, là, sans raison. Ainsi Swann, désidéré : « dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre!» Le sens de l’amour, les hommes n’y comprennent rien.
Alors pour croire à une femme, un homme va se mettre à « la croire ». Là, « le symptôme passe une limite.» Il croit, cette fois, non plus qu’elle va dire quelque chose de vrai ou de mensonger, mais qu’elle dit quelque chose qui le concerne directement, lui, dans son être. Il est signifié par son dire. Ce n’est pas : « Qu’est-ce qu’elle veut dire?» mais plutôt «Voilà ce qu’elle dit … », déconnecté de toute autre signification. Il la croit, rajoute Lacan, comme on croit une voix. L’indicible de son être lui est donné, énoncé par une femme, au lieu même de son plus-de-jouir indicible, comme par une voix.
Ce n’est pas qu’il rencontre La femme - qui n’existe pas - mais il croit, dit Lacan, La: croyance fallacieuse que l’homme crée 9. L’homme croit mais en fait il crée, il crée l’existence de la femme comme Autre dans le réel.
« La croire sert alors de bouchon à y croire10». « Y croire» relève d’une interrogation, la croire relève d’un index de certitude. Cela peut le mener au pire : ainsi, le héros du roman de William Irish, La Sirène du Mississipi, préfère-t-il sa croyance à sa vie. Que cette femme aventurière, menteuse, qu’il a épousée, soit son symptôme et qu’il le sache n’y suffit plus. Il faut qu’il aille jusqu’au bout de sa croyance; jusqu’au bout il va la croire, croire ce qu’elle dit. Savoir et vérité sont, lorsqu’elle parle, forclos. C’est pour entendre ce que dit cette voix, quelques brèves paroles d’amour - peu importe qu’elles soient mensongères - que le héros consentira au pire : se laisser empoisonner. Fiction sans doute, mais on peut dire qu’un homme qui aime croit « La femme comme étant toutes les femmes», sans s’apercevoir qu’il ne crée là qu’un ensemble vide. Il crée le signifiant de La femme et du même coup, se met à croire au rapport sexuel. En créant La femme, il crée une fiction à quoi il aspire. Il s’en trouve ainsi féminisé, et c’est certainement cela qui rend l’amour comique. L’amour est comique, dit Lacan, et c’est le comique de la psychose. On peut appréhender ce comique à partir de l’axe imaginaire a-a’ : « ma femme dit que … », mais c’est aussi bien l’objet comme irreprésentable et non le phallus, cette fois, qui vient sur le devant de la scène. L’homme aspire, à travers sa croyance, à « ce quelque chose qui est son objet11». D’où ce comique, bien particulier. Ainsi, Alceste le misanthrope, dont Lacan fait un délirant, s’adressant à Célimène :
« Vous me trompez sans doute avec des mots si doux.
Mais il m’importe, il faut suivre ma destinée:
A votre foi mon âme est toute abandonnée.»
(Acte IV, scène 3).
Pour une femme, le paradoxe réside dans le fait qu’elle croit aimer alors qu’elle désire. Elle désire le phallus dont un homme est porteur, à partir de son identification au manque dans l’Autre. Le phallus, dit Lacan, c’est tout pour elle. L’embêtant, c’est qu’elle peut prendre le phallus pour sa boussole, ça peut la rendre bête: mon mari par ci, mon mari par là. Sartre disait que c’était à cela qu’on reconnaissait une bourgeoise, au fait que dès les premières paroles, elle parlait de son mari. On pourrait décliner différentes formes du rapport qu’entretient une femme au phallus: le servir comme un maître, vouloir le ravir dans l’hystérie, mais aussi toutes les formes - rusées souvent - que les femmes ont de le garder, d’en faire leur chasse gardée.
À l’inverse, quand une femme aime un homme, c’est en tant qu’il est privé de ce qu’il donne. Elle aime en tant qu’elle reconnaît chez un homme son manque. A cet égard, on n’aime pas le riche, si on peut le désirer. Cet Autre de l’amour qui s’évoque au-delà du phallus est à référer au père idéal. Au-delà de l’infinitude de l’amour adressé à l’Autre maternel est le lieu de l’amour du père, qui donne en tant qu’il n’a pas. Ainsi peut-on rendre compte par là de la « forme érotomaniaque» de l’amour chez une femme, dont Lacan parle dans Propos pour un congrès sur la sexualité féminine 12 : elle s’imagine toujours d’abord être aimée. Cette érotomanie, qui n’est pas psychotique, est à comprendre ici par rapport au phallus, car si c’est au même homme que s’adresse son désir et son amour, elle va voiler par pudeur que « le phallus est tout pour elle », en s’imaginant qu’elle est phallicisée par l’amour et le désir premier d’un homme; elle va faire advenir la castration et le désir d’un homme pour être phallicisée et voiler, du même coup, le manque à partir duquel elle désire. Ce faisant, elle réalise. imaginairement la substitution de l’amant à l’aimé et se trouve, par rapport au phallus, l’être et l’avoir, sous la condition qu’elle ne l’ait pas. C’est pourquoi une femme avoue si difficilement son amour; comme on le voit dans le théâtre de Marivaux, elle use de stratagèmes pour contraindre l’homme à déclarer son amour en premier, non qu’elle ne l’ait devancé par son désir, mais elle n’osera jamais aimer que sur le fond de cette supposition initiale.
Lorsque Lacan va plus tard avancer les formules de la sexuation, où les différentes façons de suppléer à l’impossible du rapport sexuel vont différencier les sexes et leur rapport à la fonction phallique, il va s’agir, alors, de penser autrement la duplicité paradoxale de l’amour et du désir. L’amour chez une femme ne va plus être pensé comme ce qui voile le désir qui s’adresse au phallus, mais comme relevant de la contingence, comme ce qui peut arriver quand une femme, pas-toute soumise à la fonction phallique, s’adresse à un homme comme à un Au-moins-un qui n’y serait pas soumis du tout. Mais l’existence de cet homme, en position unique, auquel une femme s’adresse, si elle est nécessaire, n’est en même temps pas possible, puisqu’il n’est pas possible qu’un homme jouisse de toutes les femmes - il n’y a pas de tout des femmes et elles n’existent qu’une par une. Ainsi, chez une femme, même si la jouissance de l’Un n’est pas exclue, elle est cependant impossible. Une femme ne fait pas exister l’exception et quand elle s’adresse, du lieu de sa jouissance, d’une jouissance pas-toute, à l’Un d’exception, c’est l’Autre du manque qu’elle rencontre. Ce qu’elle rencontre alors, c’est une absence: l’Autre est introuvable. C’est peut-être ceci qui peut rendre compte du caractère apparemment fou de l’amour et de la jouissance féminine. Le rapport d’une femme à l’amène hors phallus. Une femme touche là aux bords d’une jouissance et d’un amour infini mais, à la différence de l’amour infini chez un psychotique, elle n’y met aucune signification, elle ne localise pas cette jouissance dans l’Autre. La jouissance ici est entrevue mais n’est qu’en trevue, comme hors limite. C’est une sorte d’aperçu sur l’infini de l’amour et non, comme dans l’hystérie, une tentative pour faire exister le rapport sexuel. Non plus l’amour du père idéalisé, mais un amour sur le versant de la poésie, dilectio, élan purifié de l’âme. C’est en tout cas le seul amour qui, peut-être, échappe au champ du narcissisme; il peut sacrifier le plus précieux.
Ainsi pourrait-on comprendre autrement l’énoncé de Lacan plus haut évoqué, sur la forme érotomaniaque de l’amour féminin, par l’amour adressé à l’Autre du manque. C’est justement parce qu’elle ne peut rien dire de ce «mixte d’amour et de jouissance»13 qu’une femme suppose qu’il vient d’abord de l’Autre. Elle n’accède à l’Autre jouissance que sur la supposition de la jouissance de l’Autre. Elle ne peut que supposer que, ce dont elle ne peut parler, l’Autre pourrait le faire pour elle. C’est comme aimer Dieu de l’amour dont Dieu vous aime, pour détourner une formule de Maître Eckhart: «L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu me voit14». Alors qu’un homme croit les significations que profère une femme, une femme fait exister la parole d’amour qui la ferait habiter ce lieu sans nom d’elle-même où elle se tient. Ainsi, dans la solitude de cet amour au-delà du phallus, suscite-t-elle ce bien dire au lieu de l’Autre, dire de cette parole d’amour « qui toujours recommence».
Aussi bien peut-on penser le ravage suscité par un homme sur le versant exactement inver se de la forme érotomaniaque de l’amour chez une femme. Lacan définit le ravage comme une affliction, pire qu’un symptôme, mais que l’on est forcé de spécifier comme un symptôme. Le ravage que suscite un homme, s’il n’est analysable que du côté du symptôme, peut être aussi appréhendé dans le rapport d’une femme à l’Autre du manque. A l’envers de l’érotomanie, dirais-je, le ravage, c’est être affronté au silence et non plus à la parole de l’Autre. La Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig raconte comment de n’être pas entendue, jamais reconnue par un homme, amant d’occasion, et qu’elle aime depuis toujours, une femme peut aller jusqu’au saccage de sa vie, à la privation extrême.
Ainsi, de l’amour, tout entier pris dans la croyance, peut-on dire qu’il est hors sens et, dit aussi Lacan, hors sexe, phénomène limite. Peut-on rendre compte de ce caractère? Dans son Séminaire intitulé « La logique du fantasme », Lacan le qualifie de Verwerfung du rapport du sujet inconscient à l’Autre. L’inconscient suppose un «tu n’es pas, donc je ne suis pas» (A-> $), mais l’amour forclot ce rapport en hypostasiant l’être de l’Autre et en rejetant l’inconscient. Ce cri d’amour: « Si tu n’es pas, je meurs », Lacan en traduit la vérité : «Tu n’es que ce que je suis.» La vérité de l’amour, c’est finalement: «Tu n’es rien que ce que je suis ». Ce qu’Angelus Silesius avait aperçu quand, s’adressant à Dieu, il proférait: «si je n’étais pas là, toi, Dieu, en tant que Dieu existant, tu n’y serais pas non plus », formule plus vraie à rendre compte de l’amour. Toute la dialectique du sujet à l’Autre est, dans l’amour, rejetée et celui-ci vient, à cet égard, faire rejet de castration.
Lorsque, dans la dernière partie de son enseignement, Lacan avance la formule de la forclu sion généralisée du rapport sexuel, ce n’est plus en termes de Verwerfung qu’il va qualifier l’amour mais plutôt comme tentative de suppléer à l’impossible du rapport sexuel, au mystère du deux. L’amour naît sur cette racine d’impossible15 . Certes, l’amour promet que le sens sexuel va cesser de ne pas s’écrire dans la contingence de la rencontre et qu’il va devenir nécessaire. « Voie de mirage» : le rapport sexuel n’est pas inscriptible, l’être humain en est exilé. L’amour, en fait, « suspend le sens sexuel ». Il se donne, certes, des airs de vérité, mais l’imaginaire de cette vérité n’est qu’un «faux deuxième par rapport au réel 16 ». L’amour, à cet égard, ne tient pas ses promesses et, comme le mensonge fait partie de la vérité, l’amour est, pour reprendre Aragon, « mentir vrai ». Ainsi, un homme croit désirer, une femme croit aimer et cette croyance paradoxale tient en son fond au mensonge de l’amour.
C’est pourtant sans doute ce ratage qui le rend passionnant car, tout en restant dans des limites, l’amour est un phénomène de bord. Il est exploration des confins de l’impossible. Simplement, à défaut de « … fracturer ce mur [ …], on ne peut se faire qu’une bosse au front, …17 ».
Rose-Paule Vinciguerra
1. J’ai tenté, dans un article précédent de la Revue, d’articuler ce paradoxe à partir du désir.
2. LACAN J., Le Séminaire, Livre XV, «L’acte psychanalytique» (1967-1968) (inédit), leçon du 27 mars 1968.
3. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXI, «Les non-dupes errent», (1973-1974) (inédit), leçon du 12 février 1974.
4. FREUD S., «Pour introduire le narcissisme », (1914), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969.
5. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, R. S. I. , (1974-1975), Omicar? n° 3, leçon du 21 janvier 1975.
6. LACAN J., loc. cit.
7. LACAN J., R.S.I., op. cit., leçon du 11 mars 1975.
8. LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII ,« D’un discours qui ne serait pas du semblant» (1970-1971) (inédit), leçon du 20 janvier 1971.
9. LACAN J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 118.
10. LACAN J., R.S. I., op. cit., leçon du 21 janvier 1975.
11. LACAN J., Le Séminaire, Livre XXII, «Le sinthome », (1975-1976) (inédit).
12. LACAN J., Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p. 733.
13. MILLER J.-A., L’orientation lacanienne, «Le partenaire-symptôme », (1997-1998) (inédit), enseignement prononcé dans le cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII.
14. ECKHART M., Traités et sermons, Paris, Aubier, 1942, p. 179
15. LACAN J., R.S.I., op. cit.
16. LACAN J., «Les non-dupes errent», op. cit., séance du 15 janvier 1974.
17. LACAN J., R.S.I., op. cit., leçon du 21 janvier 1975.
Cher 4saisonnier,
La formule complète de Lacan pour définir l'amour est : "donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas." On comprend par là la justesse du langage qui dit bien qu'on tombe amoureux, comme dans le panneau. On peut aussi de là s'en aller apprécier le mot de Sacha Guitry disant (à peu près) que "le seul amour véritable est l'amour-propre".
François Carrassan
Partager cette page
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :