Narcissisme et société/Michel Pouquet
NARCISSISME ET SOCIETE
Un psychanalyste ne peut vous rencontrer sans prendre préalablement quelques précautions. Il est nécessaire de vous rappeler ce qu'est un analyste, et pourquoi il s'adresse à vous.
L'analyste est un voyageur qui revient d'un pays étranger — "le pays de l'Autre", disait Serge Leclaire — où il a observé un monde tout différent du nôtre : la logique n'y est pas la même, les contraires coexistent, le principe d'identité n'y a pas cours, ceci est en même temps cela, la négation y est inconnue, le temps enfin n'y existe pas, le passé s'y confond avec le présent. Et comme l'a dit le poète : "le passé est une terre étrangère, on y faisait tout autrement". Ce pays étranger, c'est l'inconscient — terme mal choisi, car il ne s'agit pas seulement du non-conscient, mais du coeur, du moteur même de l'être, ses démons, son désir.
Il y a de quoi dérouter l'interlocuteur lorsqu'au retour de son voyage l'analyste raconte ce qu'il a observé. Plutôt ce qu'il a entendu : des petits bouts de vérité qui tombent de la bouche des patients, à côté de ce qu'ils veulent dire ; c'est cela, la parole, bien différente du discours intentionnel, conscient. Elle utilise principalement la forme de ces rebuts de la vie psychique que sont les rèves, les lapsus, les actes manqués, les jeux phonématiques incongrus (le double ou triple sens de certains mots ou morceaux de phrase). Mais lorsque ces petits bouts de vérités individuelles sont rencontrés répétitivement, et chez plusieurs patients, on peut bâtir une théorie. Bien entendu, celle-ci peut se révéler erronée, et demeure soumise aux rectifications d'une pratique en évolution. Cette approche rationnelle est réfutable, comme le réclamait Popper, l'exemple de Freud l'illustre clairement. En définitive, comme le disait Maud Mannoni, "l'enseignant, c'est le patient".
Tout le contraire donc d'une idéologie, même si les philosophes crient au "dogmatisme" : ils ont annexé Freud et Lacan dans leurs rangs pour mieux les critiquer avec les seules ressources de leur réflexion, alors que la psychanalyse n'est pas le fruit d'une construction de l'esprit, mais d'une pratique. Pourquoi mettraient-ils en doute cette expérience, plutôt qu'ils ne le font, par exemple, pour les modalités et les résultats d'une expérimentation de physique moléculaire ? Nul ne peut contredire le voyageur s'il n'a fait lui-même le voyage, la psychanalyse ne s'enseigne pas à l'Université, c'est une praxis, une expérience de l'être humain parlant, une expérience qui se transmet, qui fonde une théorie, mais n'est pas fondée sur elle — même si celle-ci n'est pas sans influer en retour la praxis.
Avec les scientifiques, la discussion est également inutile : ils ne parlent pas le même langage, ne partent pas de la même expérience. Les progrès des neurosciences, en particulier, pour spectaculaires qu'ils soient, intéressent l'analyste comme tout un chacun, mais pas plus. Jamais l'étude, aussi poussée soit-elle, des neurones, des chromosomes, des médiateurs chimiques, ne remplacera le dire de l'être humain parlant, introduisant du sens, produisant la pensée, et avec elle un degré de liberté supplémentaire, au-delà de tous les déterminismes biologiques.
L'analyste simplement témoigne, et pas plus qu'il ne peut être contredit, il n'a la prétention de démontrer et de convaincre. Il a d'ailleurs de grandes chances de choquer, tant ce qu'il rapporte heurte "le bon sens" et les usages. Tout au plus peut-il espérer, chez certains, être un peu entendu, faire "tilt", laisser une trace. C'est ce que je me propose avec vous aujourd'hui.
Car les petits bouts de vérité qu'apporte l'analyste sur le fonctionnement de l'être humain — sur une nature humaine, dont on peut penser qu'elle n'a pas évolué depuis l'homme de Cro Magnon, alors que tout le reste a profondément changé — sont facilement méconnues, tout le terrain médiatique étant occupé par ceux qui oeuvrent par des voies différentes, les biologistes, les médecins, les physiciens, les sociologues, etc... Toutes ces disciplines, pour différents, voire apparemment contradictoires, qu'en soient les apports, sont nécessaires : la bêtise absolue, c'est le réductionnisme de ceux qui prétendent posséder à leur seul niveau la clef des conduites humaines. Mais le grand oublié des médias est bien évidemment l'inconscient, qui par nature se dérobe à l'investigation de la conscience, et dont les côtés choquants passent mal dans le grand public, en particulier à la télévision. Il faut du temps et de l'attention pour aborder ces choses un peu difficiles. Je vais m'y employer maintenant.
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LE MYTHE DE NARCISSE
Tiresias avait dit : qu'il deviendrait vieux "s'il ne se connaissait pas". A 16 ans, sa beauté suscitait le désir, mais Narcisse demeurait insensible aux avances. La nymphe Echo le suivait à la trace. Un jour qu'il s'était éloigné de ses compagnons, il s'écria : "Y a-t-il quelqu'un près de moi ?" — Moi, répondit-elle. Mais Narcisse rejeta ses avances ; Echo se dessécha, se transforma en rocher, et il ne resta plus d'elle que sa voix.
"Puisse t-il lui aussi ne jamais posséder l'objet de son amour !" s'écrièrent les nymphes ses compagnes. Nemesis les exauça. Après la chasse, ayant soif, Narcisse veut boire. Mais apercevant son image dans l'eau, il entre en extase devant lui-même. Sans s'en douter, il se désire lui-même, il est l'amant et l'objet aimé. Que de fois pour saisir son cou, qu'il voit au milieu des eaux, il y plonge ses bras, sans pouvoir s'atteindre. Que voit-il ? Il l'ignore, mais ce qu'il voit le consume. La même erreur qui trompe ses yeux les excite. "Pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive ? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image..."
Il meurt, victime de ses propres yeux. A la place son corps, on trouva une fleur.
OVIDE, Les Métamorphoses, III-510
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Le mythe est une histoire fausse, si on la prend au pied de la lettre, mais porteuse de vérité sur l'être humain et ses origines. Il est frappant de constater la convergence qui s'est manifestée entre l'enseignement qu'apporte la psychanalyse — dont la source est la parole des analysants — et les mythes antiques. Tout autant que le mythe d'Oedipe, le mythe de Narcisse doit être situé au coeur de la compréhension de l'être humain et de son désir.
Narcisse meurt de fascination devant son image trop belle, faute de savoir se reconnaître et dire, avec des mots, ce qu'il en est de lui-même, réellement. Faute aussi — cela va avec — de savoir aimer quelqu'un : la pauvre nymphe Echo en sait quelque chose, qui meurt d'attendre en vain une réponse à son amour. Cette violence, issue de la tromperie de l'image et du déficit de mots plus vrais, qui démystifieraient celle-ci, pourrait être évitée.
Reconnaissez au passage ces deux concepts clefs que sont l'imaginaire, domaine des perceptions immédiates par les sens (rien à voir avec l'imagination, contre-sens à éviter) et le symbolique : domaine des mots (et aussi des gestes), qui ne peuvent rendre la beauté (ou l'horreur) de la chose, mais permettent de l'approcher avec plus de vérité et moins de risques. Jamais les mots, même ceux des poètes, ne diront la beauté et l'odeur de la rose. mais ils permettent de faire beaucoup de chose avec, de la cultiver, etc... et aussi de ne pas se piquer les doigts... Mais les mots n'épuisent pas tout ce que l'on peut dire d'une chose, qu'il s'agisse des mots du discours scientifique (Le réel demeure toujours "voilé", dit un physicien)(1), ou simplement de ce que peut dire un être humain d'un peu vrai de lui-même : essayez, vous serez vite en panne... Ce qui reste inaccessible aux mots, comme aux images : c'est le réel, troisième terme d'une triade conceptuelle dont on doit à Lacan la formalisation, et sans laquelle aujourd'hui tout discours sur l'être n'est que charabia.
LE STADE DU MIROIR
C'est grâce à Jacques Lacan qu'a pu être théorisé l'apport du mythe de Narcisse, dans ce qu'il dit du stade du miroir. Vers 6 mois, l'enfant dans les bras de sa mère découvre que c'est lui-même qu'il aperçoit à côté d'elle. Et il jubile de se voir dans une unité qu'il ne possède pas encore, alors qu'il n'est que mouvements incoordonnés, au système nerveux inachevé. L'élan vers la saisie, la maîtrise de l'unité dont l'image lui donne l'illusion va devenir tension agressive pour saisir ce qui lui échappe.
Mais cette découverte de son image a été préparée par le discours de la mère, qui depuis le début lui parle, l'appelle par son prénom, dialogue avec lui. Mots qui préparent la découverte visuelle de son image, mots qui font rupture entre la mère et lui, lui permettant d'acquérir l'intuition de son individualité. Les "arreu, arreu" du dialogue mère-enfant contiennent implicitement ce message : "Je t'aime — mais toi, c'est toi, et moi, c'est moi". Comme l'individuation de l'être, l'amour naît du fait même de cette distance reconnue et acceptée. Cette distance introduite par le symbolique brise une fusion mère-enfant dangereuse, qui, sinon, aboutit à la psychose, à la maladie mentale.
Cette rencontre de son image dans le miroir se produit d'ailleurs tout aussi bien sans celui-ci, qui n'est qu'un artefact expérimental. Le véritable miroir, c'est la mère, le regard de la mère posé sur l'enfant.
L'image dans le miroir est la matrice du Moi, ce personnage que l'on nomme, décrit, qui a une histoire, etc... : dont s'est occupée la psychologie jusqu'à Freud. L'illusion de l'unité, de la maîtrise et de la connaissance de soi-même se poursuit tout au long de la vie, et s'appuie sur le support de ce Moi, dont la nature demeure pourtant de n'être qu'une simple image, mais donnant une illusion d'identité : on est, de manière stable, ceci, cela, etc...
Alors que l'être se trouve aussi du côté de l'oeil qui regarde, du corps qui s'agite, de la voix qui se cherche, du langage qui s'ébauche. Du côté de ce réel du corps est le sujet, qui dit "je", qui désire, et qui, s'il n'est pas trop séduit par l'illusion de l'image, aboutit à la reconnaissance de l'impossible unité de cet être, insaisissable, divisé, et animé de désirs contradictoires. Cette déchirure structurale de l'être n'a d'ailleurs pas attendu Freud ou Lacan pour être évoquée. Saint Paul, Saint Augustin, Montaigne, Pascal, Jean-Jacques Rousseau ont décrit cette misère intime (2). Et plus près de nous : "Je est un autre", disait Rimbaud, ou encore Sartre : "Je ne suis pas Moi". Cette fracture au coeur de l'être (les psychanalystes utilisent le mot allemand de spaltung pour la désigner) constitue le sujet comme radicalement manquant, et ce manque-à-être a reçu le nom de désir : "essence de l'être", disait déjà Spinoza.
L'agressivité est le moteur du mouvement vers la saisie de l'image : pulsion érotique (libido, ou plus poètiquement : Eros, dieu de l'amour), qui se cherche un objet (imaginaire ou réel) pour obtenir la plénitude. Mais le ratage inévitable de la saisie de l'image aboutit à la violence, à briser le miroir (comme Dorian Gray poignardant son portrait, dans la nouvelle d'Oscar Wilde) (3). Retournement, contre l'image, de cette haine de soi-même qui découle de l'impuissance du sujet à trouver la complétude : pulsion de mort.
Ce qui préserve l'homme de la violence, cette distance nécessaire qui doit s'établir entre la mère et l'enfant, et ensuite l'acceptation de cette fracture entre le "je" et le "moi" (évitant la violence rencontrée dans la poursuite d'une impossible saisie de l'image) c'est LA Loi (avec un grand L), qui reconnaît, simplement, bien loin du recours au juriste et aux interdits, que rien n'existe, qui n'ait été préalablement séparé, comme l'illustre clairement la naissance de l'enfant : il faut qu'il se coupe de la mère, physiquement, et demeure ensuite à jamais séparé d'elle, qui est pourtant l'objet premier de son désir (c'est là le sens de l'interdit de l'inceste, écho concret de la Loi). La Loi est souvent désignée, dans le jargon de l'analyste, sous le terme de castration, parce que c'est ainsi que va la vivre le névrotique (donc nous tous, plus ou moins, dans la mesure justement où nous ne sommes pas des malades psychotiques) dans un imaginaire infantile fortement sexualisé — mais l'essence de la Loi n'est pas spécifiquement sexuelle, elle est un impératif très général, qui fait, par exemple, qu'en matière de perception il faut qu'une figure, pour exister à nos yeux, se détache sur un fond. La mort, comme la naissance, renvoient à la castration structurale de l'être humain, enfermé dans ces limites indépassables.
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L'ETAT AMOUREUX
Laissons l'enfant et la théorie du narcissisme, pour en observer les retombées concrètes. Dans la vie de tous les jours, le miroir, c'est l'autre, qui se trouve en face de nous et suscite éventuellement l'attirance (si nous nous reconnaissons en lui, mais un lui doté d'un "plus"), ou le rejet si son image ne nous plait pas (nous nous y reconnaissons, mais en "moche"). Nous sommes là dans un domaine dont chacun a l'expérience, celui de l'état amoureux. Un contresens habituel sur l'amour fait croire aux hommes que l'état amoureux, et la passion amoureuse qui en est l'exacerbation, en sont l'expression la plus authentique. Les philosophes, les poètes, les romanciers, sont tous tombés dans le panneau, comme par exemple Stendhal et Proust. L'extase devant l'image de l'autre est délicieuse — mais justement, il ne s'agit que d'une image : l'état amoureux relève de l'imaginaire. Cet état peut durer dans la contemplation, l'adoration, comme l'illustre Petrarque, amoureux de Laure, à peine entrevue, qui ne se souciait pas de lui, et dont il chantera toute sa vie l'amour et la beauté... passant à côté, probablement, de ce qu'est l'amour véritable d'une femme. C'est peut-être le prix à payer pour être poète... Or l'approche réelle de l'autre ne peut que décevoir : la "lune de miel" dure peu, l'état amoureux cesse en général avec la fin du voyage de noce. La passion amoureuse ne se développe et ne dure très habituellement que lorsqu'elle est contrariée, et, comme le roman, le théâtre, l'opéra, le cinéma, la lecture des faits divers nous l'illustrent abondamment, elle débouche en général sur la souffrance, la jalousie, la violence, le suicide ou la mort. Pour délicieux qu'il soit, l'état amoureux ne signifie nullement que l'on aime l'autre : simplement son image qui nous comble, comme Narcisse. Platon était plus perspicace que beaucoup, qui écrivait : "L'amoureux ne se doute pas qu'en celui qui l'aime, c'est lui-même qu'il voit comme en un miroir"...(4). Aimer c'est aller vers l'autre de tout son être, à la rencontre de tout son être. C'est par les mots (comme entre la mère et l'enfant), et par la mise en jeu du corps, que l'autre peut être connu et approché au mieux, mais toujours imparfaitement. Aimer ne se découvre qu'au sortir du narcissisme amoureux et nécessite l'acceptation d'une certaine distance, d'une certaine solitude, d'un incomplétude radicale, tout au contraire du mirage mortel de l'amour absolu qui hante les amoureux.
Ce détour par l'impact individuel du narcissisme, chacun en a l'expérience, mais en général sans en discerner la vérité, tant le langage commun s'efforce de magnifier l'illusion amoureuse. Il permet de mieux percevoir quelles peuvent être les retombées de l'illusion narcissique : chaque fois que l'imaginaire est privilégié, que les mots (le symbolique) ne viennent pas corriger les illusions provoquée par la perception de la belle image, bref : que la Loi, telle que nous l'avons évoquée ci-dessus, n'est pas en place, assumée (castration symbolique, dans le jargon analytique). Et ceci vaut pour bien d'autres situations que l'état amoureux : la souffrance, la pathologie psychique et somatique, la mort sont au rendez-vous du piège de l'imaginaire. Ajoutons que les mots - mais ce n'est pas le sujet de ces propos - peuvent aussi permettre de dédramatiser un imaginaire infantile terrifiant, comme cela s'observe dans la névrose : les "mots pour le dire", et qui disent en même temps la Loi, apportent aussi la guérison...
LE NARCISSISME DE LA SOCIETE
Venons-en au narcissisme de la société. Le narcissisme va consister ici, comme au niveau de l'individu, à se complaire dans le mirage de la belle image, et à essayer de l'atteindre. La belle image sera ici, non plus celle d'un individu, mais de la société prise globalement. L'illusion narcissique sera de la voir comme on la souhaite, et non pas telle qu'elle est. La suite est facile à comprendre : il ne peut en résulter, au mieux, que la déception, la morosité — ce mot n'est-il pas à la mode aujourd'hui ? — la revendication, le sentiment d'être victime d'une injustice, et la violence. Les exemple suivants l'illustrent, et il y en a bien d'autres.
Les DISCOURS ELECTORAUX démagogiques ont toujours contribué à faire miroiter l'espoir "des lendemains qui chantent", comme on disait joliment à la fin de la dernière guerre, ces lendemains qui fuient comme ceux du barbier qui affiche "demain, on rase gratis..." Ces écarts de langage conjoncturels (propres à faire gagner une élection) ne sont d'ailleurs pas inintéréssants, et ils ont été concrétisés récemment par deux mots que l'on utilise depuis dans un certain consensus optimiste, en en faisant presque un programme commun minimum : je veux parler de l'exclusion, et de la fracture sociale. Et certes on ne peut que louer les efforts qui peuvent être faits pour aider les malheureux ou les marginaux et tenter de les intégrer dans une société qui, malgré la plaie du chomage, ne vit pas trop mal. Ce n'est pas l'action politique ainsi vaguement esquissée qui est en cause, évidemment, mais la manière de la présenter.
En particulier l'exclusion, qui mélange dans un flou conceptuel total, les catégories les plus diverses (les SDF, les immigrés, les handicapés, les victimes du Sida, les jeunes des banlieues, les vieux, les homosexuels, etc...), jetant un rideau de fumée sur les problèmes réels en cause. Mais le mot est ambigu : loin de toutes ces misères sociales, on peut rappeler que toute société fonctionne selon un système inéluctable d'exclusions en cascade : les aptitudes des uns et des autres sont différentes, celui-ci sera exclu de tel emploi, celui-la de tel autre, les concours, les examens sanctionnent cette règle impérative. Nous somme enfin rappelons le, tous des exclus... du ventre maternel. Illustration directe, nous l'avons dit, d'une séparation douloureuse mais nécessaire. Bref, l'exclusion signifie à peu de chose près le concept même de LA Loi.
Quant à la fracture sociale, l'expression n'est pas plus heureuse : c'est la transposition et le reflet dans le collectif du concept de spaltung. Aucun espoir qu'elle disparaisse : relisez Freud et son "Malaise dans la civilisation"... (5).
Le consensus obtenu autour de ces deux mots - qui ne s'en réclame aujourd'hui ? , - est un consensus mou : on veut bien réduire les inégalités, mais sans rien céder des avantages acquis. Car sans le vouloir, ces slogans séducteurs, probablement conçus par un spécialiste de la communication, constituent un déni subtil de La Loi et préparent mal à la rencontre des réalités pénibles. Au-delà du charabia séducteur, c'est bien le rêve d'une société facile, sans contraintes, sans souffrances, qui est implicitement poursuivi. Ils méritent une bonne place au panthéon du narcissisme...
Un discours politique ne succombe pas obligatoirement à la tentation démagogique (un mot que l'on ne prononce plus beaucoup aujourd'hui — curieusement). On peut faire espérer des lendemains meilleurs, à condition de ne pas méconnaître le réel : Churchil promettait aux Anglais la victoire, mais aussi"la sueur, le sang et les larmes"... Tout le monde n'est pas Churchill. Aujourd'hui, on préfère les sucreries, en oubliant que tout ce qui contribue à faire espérer une illusoire plénitude en masquant les inévitables limites du rève, narcissise une société et fait monter la morosité et la violence.
Les SLOGANS SEDUCTEURS falsifient l'appréciation du réel. Et les dérapages, à une époque de grande maîtrise technique,de richesse générale, et de soumission aux impacts publicitaires, se multiplient. Exemple : on entend de temps en temps réclamer "le droit à la santé pour tous". Si l'on parlait simplement d'égalité ou de justice face aux dépenses de santé, rien à dire. Mais cela ne frappe pas aussi agréablement les oreilles que ce slogan revendicatif... Or malheureusement, il est stupide : la santé, ce n'est pas simplement une affaire de soins, cela vient aussi de la manière dont chacun fait sa vie, de l'héritage génétique ou familial qui pèse sur lui, etc... C'est comme le bonheur : on se le fait soi-même, à partir du fardeau plus ou moins lourd qui pèse sur nous dès la naissance, de l'inégalité des chances socio-économiques, mais aussi du fait du désir parental qui va infléchir existence de l'enfant dans une diection déterminée. Tout ceci est bien éloigné de tout "droit". Et faire rêver à un prétendu "droit" que l'expérience va révéler inaccessible ajoute à la rancoeur.
Dans un autre domaine, pseudo-philosophique, on entend beaucoup dire, depuis qu'a déferlé sur l'occident une VAGUE D'OPTIMISME POST-SOIXANTE-HUITARDE qui a pris sa source dans les universités de Californie, qu'il faut "positiver", et laisser de côté tout ce qui est négatif. C'est devenu un slogan publicitaire... Si positiver consistait simplement à voir le bon côté des choses, à jouir d'un verre à demi-plein au lieu de se lamenter devant un verrre à demi-vide, rien à dire, c'est du sain Epicurisme. Mais positiver ne s'en tient pas là : on s'efforce de méconnaître "le négatif", les limites, inhérentes à la nature de l'être, les faiblesses, les ratages inévitables. C'est l'école de l'inauthenticité. L'état de celui qui a du mal à faire face se trouve aggravé par un slogan qui le dévalorise un peu plus : "Les autres y arrivent, et pas moi..." Allez dire "il faut positiver !" à celui qui souffre... Ce slogan n'est bon que quand tout va bien, mais prépare mal à la rencontre des difficultés. Encore un mirage malfaisant. La publicité n'est pas avare de ces trouvailles irréalistes, comme ce "à tous, on peut tout..." d'une entreprise caritative : mais non, c'est tout à fait faux, et il n'est pas difficile de s'en rendre compte. Mais cette culture du mirage ajoute à l'entreprise générale de narcissisation d'une société qui fait d'autant plus de déçus qu'elle leur fait miroiter l'image de la réussite, "du top niveau", du record dépassé, etc...
Pessimisme ? Certainement, vu la montée du taux de "connerie" dans le discours commun, qui nous façonne tous plus ou moins à notre insu. Le mot n'est pas gratuitement injurieux, Lacan en a fait un concept, désignant l'attitude défensive de chacun face à la perception de l'inconscient, au "négatif" pour reprendre le vocabulaire californien. Ce n'est pas par hasard que CE SOIT DES USA QUE VIENNENT CES ERREMENTS du fait même de la réussite indéniable de ce pays, dans les domaines politique, technique, économique, scientifique. Mais le revers de la médaille a été souligné par beaucoup, par exemple dans les livres d'Edward Behr (6). Sans doute parce que, pour toutes ces raisons, le narcissisme infiltre profondément les mentalités américaines. Et sans doute aussi parce que Freud a été là-bas mal traduit, mal compris, et que la psychanalyse, au sens où la voulait son inventeur, a disparu depuis longtemps, devenue un sous-produit de la médecine, une bouillie pour les chats, dont les démélés d'un Woody Allen avec son épouse et ses enfants, chacun flanqué de son psy, donnent un aperçu écoeurant. On a voulu voir dans le pessimisme freudien une donnée tempéramentale, là où il y avait seulement une vision plus réaliste des choses. La notion de pulsion mort (donc d'un antagonisme iréductible au coeur de l'être - toujours la fracture...), le "Malaise dans la civilisation" inévitable, étaient inacceptables pour des américains persuadés des vertus de l'American way of life... En matière de psychanalyse, et de psychiatrie, les USA sont aujourd'hui le tiers monde... (l'expression n'est pas de moi). Cette thérapie adaptative qu'est devenue chez eux la psychanalyse, en perte de vitesse, a été remplacée par des techniques comportementales simplettes que l'on croyait périmées depuis la fin du siècle dernier, par les gadgets "positifs", l'accent mis sur les processus cognitifs (= on se débarasse de l'inconscient), et par un parti pris réductionniste lié à l'essor des neuro-sciences, qui fait croire que l'on pourra trouver l'âme dans les médiateurs chimiques, ou dans quelque microscope ou scanner perfectionné...
Les psy n'aiment pas beaucoup parler de l'âme, le terme ayant un relent metaphysique, depuis Platon et dans la tradition judéo-chrétienne. Mais le terme, comme l'utilisait Aristote, qualifie seulement ce qui anime un être humain dans sa globalité, et pourrait être défini, dans une perspective tout à fait matérialiste, comme le produit de neurones porteurs de sens. Mais c'est justement l'introduction du sens, connotant une fonction symbolique propre à l'homme, qui change tout. La pensée réflexive permet une distance d'avec tous les déterminismes qui continuent de peser sur elle, et introduit un degré de liberté supplémentaire, conduit à un saut épistémologique, créant un fossé entre ce que peuvent dire de l'homme les sciences qui prennent l'homme pour objet, et ce que peut en dire l'homme lui-même, en particulier dans l'approche rationnelle de son être que developpe la psychanalyse. Mais ce passage de l'âme à la trappe n'est pas innocent : on fait disparaître avec elle LA NOTION DE NATURE HUMAINE, quelque chose sur quoi la société n'a pas de prises, que les sociologues et les politiques (le marxisme en particulier) veulent ignorer. Car cette approche est loin de conduire à des perspectives enthousiasmantes, la nature humaine est ce qu'elle est : nous sommes tous des hommes de Cro Magnon — tout le reste a changé, non l'homme. Et sa fracture irréductible d'avec lui même...
Le narcissisme est en cause, dans le sillage des philosophes, dans cet angelisme d'une société qui cultive l'espoir "qu'un jour", même si l'on en est loin aujourd'hui, elle pourrait devenir "bonne". L'utopie socratique ("nul n'est méchant volontairement" est une sottise) relayée par Rousseau, puis par le marxisme, conduit à entretenir, surtout chez LES SOCIOLOGUES QUI CULTIVENT UNE VISION REDUCTRICE DE L'HOMME, dans lequel ils ne voient qu'un produit de la société (7). Optimisme qui, au rebours de ses espoirs, contribue justement à nourrir la violence.
Les traces s'en observent par exemple dans les errements d'une justice qui croit pouvoir rééduquer les pervers ou les psychopathes. Ou encore dans l'éducation : on se berce de l'illusion d'une éducation qui ne serait pas répréssive — alors qu'il s'agit justement d'apprendre à l'enfant à réprimer ses pulsions destructrices. Le fin du fin est devenu "l'expression" : c'est tout juste si dans certains milieux on n'applaudit pas aux exploits des casseurs de cabines téléphoniques, "il faut bien qu'ils s'expriment...!" Moindre mal du même ordre : les barbouillages agressifs des taggeurs. S'exprimer, oui — mais avec des mots, pas par un défoulement de violence, au mépris de la loi.
Il se produit un glissement perceptible chaque jour dans les médias qui fait OUBLIER LE SENS DE LA NECESSITE DE LA LOI. Celle-ci n'est certes pas toujours parfaite, et, dans certains cas, mérite qu'on s'élève contre elle : il y a des lois injustes. Antigone pouvait peut-être s'élever contre Créon — peut-être, cela mérite réflexion, car Créon n'était pas un tyran dictatorial, il représentait un certain ordre, nécessaire, celui du droit. Mais de toutes façons, on ne joue pas les Antigone à tout bout de champ. Toutes ces bonnes âmes, souvent conduites par des soutanes écclésiastiques naïves ou perverses, qui descendent dans la rue chaque fois que la loi se montre — comme cela est sa nature— dure, contraignante, et crient à la "répression", encouragent les casseurs de banlieue prompts à se croire victimes de l'injustice, ou simplement avides de passer au journal télévisé. Il vaudrait mieux y regarder à deux fois avant d'user de ce recours direct à la violence, dévalorisant chaque fois un peu plus le sens de la nécessité de la loi. La loi est violente, certes, mais elle sécurise, et c'est un contre-feu face à la violence, dont on ne peut faire l'économie : elle demeure, du moins dans les pays démocratiques, et en ne la confondant pas avec la tyrannie des dictateurs, le meilleur rempart — rempart symbolique — contre la violence qui est au coeur de l'homme.
Et elle impose des limites même dans le domaine de l'expression : il est curieux de voir le flou dans le quel se débattent aujourd'hui ceux qui ne savent distinguer entre la nécessaire critique, voir la dérision, des hommes et des valeurs - de tous les hommes, fusssent-ils objet de culte pour certains, et de toutes les valeurs, y compris des croyances religieuses - et l'interdiction de l'incitation à la violence. Les rappeurs excités qui appellent à tuer les flics sont du même côté que ceux qui appelaient au meurtre, avant que l'on ne tue Itzack Rabin ; du même côté résonnent encore les discours incendiaires d'un Hitler, à qui on n'a pas su couper le micro à temps... Beaucoup de "têtes molles" aujourd'hui confondent la transgression de la loi avec la liberté dont doit jouir le critique, ou simplement le chansonnier, loin de tout sinistre ordre moral. Le chansonnier fait rire, et désarme la violence, l'appel au meurtre en rajoute et, à la limite, tue. La loi est ainsi faite qu'elle l'interdit : on est tout étonné, tellement la chose est rare, de la voir appliquée...
L'appréciation des écrits révisionnistes, plus délicate, soulève la même question : relèvent-ils du droit de chacun à la connerie, ou sont-ils intentionnellement haineux ? Au juge de trancher.
L'angelisme conduit encore à vouloir éviter de blesser avec des mots. Le parler "POLITIQUEMENT CORRECT" en vogue aux USA risque de s'introduire chez nous. Evidemment, il ne s'agit pas de légitimer les discours haineux, nous venons de le dire. Mais il y a des vérités désagréables qui doivent, pourtant, pouvoir se dire, même si elles irritent certains. Le réel méconnu vous rattrappe toujours au tournant. Les exemples seraient nombreux, avec le précédent illustre du désastre alimentaire qu'a été dans l'URSS stalinienne l'autorité attribuée au discours "politiquement correct" qu'était déjà à l'époque celui de Lyssenko... L'agriculture est un domaine où l'imaginaire a peu de prises : elle est au plus près du réel.
Autre exemple, celui-ci d'actualité, concernant le domaine de la croyance religieuse. L'acte de foi est toujours respectable, dans la mesure où il est celui d'un sujet. Mais son contenu doit pouvoir être soumis à critique, même si cela fait de la peine au croyant. Une idéologie violente, totalitaire, mérite d'être dénoncée, même si elle se pare de plumes religieuses... Il n'y a pas de domaine tabou.
Ceci amène à se poser LA QUESTION DES VALEURS, question qui tracasse beaucoup de monde aujourd'hui, dans une société déboussollée. Depuis l'effondrement du marxisme, qui marque la fin d'une époque où les choses étaient simples (on était pour, ou contre, et cela aidait à vivre), la vieille recette nationaliste a refait surface ; la violence rampante qui agite les sociétés occidentales pousse à s'y accrocher, avec le risque de renouveler les erreurs dramatiques qui ont conduit à la boucherie stupide qu'a été la guerre de 14-18. Ou encore le recours aux valeurs religieuses traditionnelles, dogmatiques et infantilisantes. Les idéologies, quelles qu'elles soient, participent à cette narcissisation. L'idée et l'image ont la même ethymologie, l'eidos grec. Les certitudes idéologiques, mêmes aberrantes, apaisent l'angoisse. Tout système d'idées est par lui-même rassurant, l'être incertain de lui-même et souffrant de sa fracture s'y accroche facilement : il n'est guère nécessaire de s'apesantir sur l'illustration qu'en donnnent les divers systèmes totalitaires, politiques ou religieux, toujours menaçants, ou, à une plus petite échelle, de comprendre par ce biais la réussite des sectes.
On peut au passage indiquer ici la place de l'idéologie nationaliste, vieille et meurtrière recette pour conforter dans son être un sujet en quète d'une image stable : dans les querelles de cet ordre on entend en général l'adjectif : "je suis serbe... je suis croate", alors que l'adjectif n'est qu'un alibi pour affirmer bien fort un "je suis" incertain de lui-même.
Dans la recherche des valeurs que réclame un monde angoissé, il serait bon de se méfier des vieilles recettes, et de chercher ailleurs, plus près du réel, et loin de l'image, un point d'ancrage moins illusoire.
La première des valeurs à respecter ne serait-elle pas justement le respect d'une approche rationnelle du réel ? Or celui-ci est menacé aujourd'hui non seulement par l'idéologie, mais par une conception "démocratique" de la vérité. Ne répétons pas l'erreur de Galilée, en substituant au terrorisme biblique celui d'une quelconque majorité, donc celui des fantasmes des citoyens. Le "droit à la différence" devient très vite un droit à la connerie : à l'échelle individuelle, très bien, et sans grande conséquence - sauf pour le sujet lui-même... A l'échelle des valeurs d'une société, non.
Le rôle du législateur, de L'HOMME POLITIQUE, est ici souligné, intermédiaire élu, si possible éclairé, en tout cas mieux à même de réfléchir aux questions difficiles qu'il est bien hasardeux de soumettre au "bon sens" des peuples. On sait où celui-ci peut mener : les pires dictatures ont bénéficié, au moins à leur début, d'un large consensus populaire. Il y a là, comme pour le sens de la nécessité de la loi, un effort à faire pour restaurer le rôle du politique. "C'est un métier !" répétait la grenouille, un métier "impossible" disait Freud (au même titre que l'éducation et la psychanalyse), mais un métier nécessaire, en tout cas une tentative de parer aux emballements fantasmatiques des citoyens.
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Au terme de ces propos le psychanalyste ne peut que s'effacer de la scène, dont il ne saurait être un acteur direct. Son rôle se limite à jouer les trouble-fête, en rappelant l'existence du réel, et la nécessité d'accepter les limites que le symbolique doit imposer aux illusions de l'imaginaire. Il paraît que l'on riait trois fois plus autrefois : je ne sais si cette appréciation est réellement fondée. Mais en tout cas elle est plausible : une société trop riche, où l'on oublie vite que l'on ne peut tout avoir, est comme un enfant trop gâté : elle devient capricieuse, elle boude et fait facilement "la gueule". Pour lui ramener le sourire, il faudrait lui rappeler, au rebours du discours commun publicitaire, politique et médiatique, le réel de ses limites. Peut-être saurait-elle alors mieux apprécier le bonheur de vivre ? L'analyste, quand il sort de son cabinet, peut s'essayer dans ce rôle un peu grinçant. Qui n'est pas sans analogie avec celui du bouffon des rois, ou encore de l'esclave rappellant à l'oreille de l'imperator romain triomphant qu'il était lui aussi mortel, comme tout le monde...
Dr Michel Pouquet,
Novembre 1996
(1) Bernard d'Espagnat, "Un atome de sagesse - propos d'un physicien sur le réel voilé", LE SEUIL.
(2) Pascal Bruckner développe ce thème, entre autres, dans la "La tentation de l'innocence" , LIVRE DE POCHE.
(3) Oscar Wilde, "Le portrait de Dorian Gray".
(4) Platon, "Phèdre".
(5) Freud, "Malaise dans la civilisation", PUF.
(6) Edward Behr, "Une Amérique qui fait peur", PLON.
(7) tous ne tombent pas dans la stupidité réductionniste : lire les ouvrages de Raymond Boudon, par exemple : "La place du désordre", PUF. Chez les biologistes, guettés par le même travers, certains en réchappent : lire les ouvrages de Jean-Didier Vincent, par exemple : "Biologie des passions", POINTS.
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