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Blog de Jean-Claude Grosse

Montaigne et La Boétie/J.C.Grosse

Rédigé par JCG Publié dans #jean-claude grosse

château de Montaigne; portrait de Montaigne sur tissu brodé, chez Marcel Conche
château de Montaigne; portrait de Montaigne sur tissu brodé, chez Marcel Conche

château de Montaigne; portrait de Montaigne sur tissu brodé, chez Marcel Conche

Montaigne et La Boétie
 

La Boétie était de trois ans l’aîné de Montaigne. Leur amitié dura six ans, de 1557 à 1563. « Nous nous cherchions avant que de nous être vus… » Et « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer » (Édition de 1580). Devenant dans l’Édition de 1595 « qu’en répondant : parce que c’était lui ; parce que c’était moi ». Devenu légataire de La Boétie, Montaigne qui a 30 ans, mûrit huit ans durant, le projet d’un hommage, d’un tombeau à son ami.
« L’an du Christ 1571, âgé de 38 ans, la veille des calendes de mars, anniversaire de sa naissance (donc le 28 février), Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de sa servitude du Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore, se retira dans le sein des doctes vierges, où, en repos et sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. Puisse le destin lui permettre de parfaire cette habitation des douces retraites de ses ancêtres, qu’il a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité, à ses loisirs ! Privé de l’ami le plus doux, le plus cher et le plus intime, et tel que notre siècle n’en a vu de meilleur, de plus docte, de plus agréable et de plus parfait, Michel de Montaigne, voulant consacrer le souvenir de ce mutuel amour par un témoignage unique de sa reconnaissance, et ne pouvant le faire de manière qui l’exprimât mieux, a voué à cette mémoire ce studieux appareil dont il a fait ses délices ». (Quelle solennité dans cette inscription latine de sa librairie !)
1572-1573, il écrit la plus grande partie du Livre I des Essais qui comprendra en son centre, au chapitre 29, le Discours de la Servitude Volontaire de son ami, précédé du chapitre 28, De l’amitié, suivi du chapitre 30, De la modération. Mais en 1574, paraît un pamphlet calviniste – le texte de La Boétie – mutilé et sans nom d’auteur. En 1576, Montaigne fait frapper une médaille portant une balance, l’année : 1576, son âge : 42 ans et la devise grecque : Je suspends mon jugement. Il travaille à l’Apologie de Raimond Sebond – chapitre essentiel du Livre II des Essais – théologien dont il a traduit la Théologie naturelle en 1569, à la demande de son père. Il publie Livre I et Livre II avec 29 sonnets de La Boétie au chapitre 29 en 1580 et entreprend le voyage d’Italie. Là, le cardinal du Saint-Office lui suggère qu’il pourrait dans une prochaine édition remplacer le mot « fortune » (hasard) par le mot « grâce ». Montaigne rédige le Livre III entre 1586 et 1587. En 1588, réédition des Livres I et II, avec plus de 600 additions et édition du Livre III. Entre 1589 et 1592, Montaigne reprend sans cesse son texte qu’il enrichit de plus de 1 000 additions. Montaigne meurt le 13 septembre 1592 au moment de l’élévation pendant une messe dans sa chapelle particulière. C’est en 1595 que sa fille d’alliance, Mademoiselle de Gournay, édite l’exemplaire de 1588, annoté par Montaigne. En 1600, Les Essais sont condamnés par le Saint-Office. Montaigne a donc consacré près de trente ans à son projet. Dépossédé par les passions partisanes, les fanatismes religieux du Discours, pièce centrale de son livre I, il suspend son jugement et trouve dans le scepticisme, la condition élémentaire du bien vivre, du dire vrai.
À première vue ou lecture, La Boétie influence peu Montaigne. Écho tout de même dans le chapitre 20 du Livre I, Que philosopher c’est apprendre à mourir. « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir nous affranchit de toute sujétion et contrainte. Il n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la privation de la vie n’est pas mal. »
La véritable influence de La Boétie sur Montaigne ne semble pas se manifester au plan de la théorie politique. Montaigne n’est pas homme de théorie, de système. C’est dans sa vie même que Montaigne s’efforce de se libérer, faisant en trente ans l’expérience de la diversité, du changement, chaque homme portant en lui l’humaine condition. Les Essais, « journal » de ces changements, « chronique » du passage et non de l’état, devenant ainsi une invitation à la liberté, rejoignent le Contr’Un (vrai titre du Discours de La Boétie) : une société d’hommes libres est à l’horizon et la tyrannie s’effondrerait si le peuple était composé d’individus libérés.
Comment Montaigne s’est-il libéré ? Par le scepticisme. Scepticisme à l’égard des valeurs, oui, mais des fausses valeurs : des valeurs de vanité et de désir, des valeurs d’opinion ou de coutume. Il faut vivre sans elles si on le peut. On méprisera la gloire, l’ambition. Si on ne le peut pas, on ne les respectera qu’en surface, pour ne pas être un point de mire, pour donner une image rassurante, débonnaire, de soi. Je pense ici au portrait de Socrate par Rabelais : «… simple en mœurs, rustique en vêtements, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inapte à tous services de la République, toujours riant, toujours buvant d’autant à un chacun, toujours se guabelant, toujours dissimulant son divin savoir… » Scepticisme à l’égard de la possibilité de la connaissance. La divinité est imperscrutable, la nature insondable, la prétendue immortalité inintelligible, les évidences sont incertaines, la vérité est hors de nos prises. Il n’y a que ce qui, pour l’heure, ici et maintenant, me semble vrai et que je peux dire. Mes jugements sur tous sujets ne disent sans doute pas la vérité des choses mais manifestent celui que je suis. Ainsi, la philosophie est impossible comme science d’après Montaigne, alors le scepticisme est le vrai, qui permet de bien vivre.
De quoi Montaigne s’est-il libéré ? De l’après-mort, nuit indéchiffrable. De l’avenir car sauf la certitude de la mort, il est illisible, inanticipable. Du passé, qui s’engloutit dans le non-être. Reste le présent, qui n’est que passage, quasi irréelle réalité. Mais c’est tout ce que nous avons, « une écume de vie éphémère sur un océan de mort », c’est tout ce que nous sommes, « une éloise dans la nuit éternelle ». Que sommes-nous ? un éclair, une « éloise », presque rien.

Pourquoy prenons-nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ?
                                                         Montaigne, Essais II,12    

Mais c’est ce presque rien qui est tout, qu’il s’agit de vivre en intensité. La vraie vie est plénitude, accomplissement. Le plaisir y aide grandement. Et tout plaisir est bon. Mais il ne suffit pas car parfois absent. Il faut un principe d’auto-équilibration assurant l’ataraxie (l’absence de trouble d’âme) : c’est la sagesse. Plaisir ou peine, la sagesse tient le cap.
Ainsi le scepticisme est un art profond de simplifier la vie. Le sceptique est l’homme libéré de tout ce qui nous dépossède de nous-mêmes, les « vacations farcesques ». L’homme est là, ici-haut, pour être heureux. Et le bonheur est possible pour peu que l’homme se convertisse au bonheur, par la sagesse. Il n’y a pas d’autre révolution que celle-là, celle que chacun fait sur soi. Ainsi s’achève le portrait de Socrate : «… entendement plus qu’humain, vertu merveilleuse, courage invincible, sobresse non pareille, contentement certain, assurance parfaite, déprisement incroyable de tout ce pourquoi les humains tant veillent, courent, travaillent, naviguent et bataillent. »

Nous avons vu le 28 janvier 2010 à Hyères que deux scepticismes étaient possibles.
L’un porte sur les propositions scientifiques. Elles sont tellement nombreuses, polémiques, falsifiées qu’il est correct de dire : je n’ai pas les moyens de choisir entre les climatologues du réchauffement et les climatosceptiques. Pareil pour la plupart des sujets de nature scientifique. Les différends entre scientifiques et experts sont considérables. Nombre d’entre eux ont les mêmes motivations que les traders, notoriété, pouvoir, puissance, reconnaissance. Croire au désintéressement des scientifiques est une illusion. Croire pouvoir mettre sous contrôle de la démocratie les débats scientifiques est aussi une illusion. Par exemple, c’est dès 1960, avec le club de Rome et le rapport Halte à la croissance de Dennis Meadows, que se met en place un paradigme visant à nous convaincre de l’épuisement des ressources, du réchauffement climatique dû aux activités humaines (le réchauffement anthropique). 50 ans pour aboutir à Copenhague qui a foiré mais qui aurait pu nous introduire dans une gouvernance mondiale, une dictature d’experts des pays riches voulant conserver leur puissance. Et tout cela avec le soutien massif de ceux qu’on a persuadé, falsifications à l’appui, qu’on va à la catastrophe écologique. Voilà donc la science, la technique depuis 50 ans mises en accusation. On constate bien un recul des recherches fondamentales sur l’énergie de fusion, la conquête spatiale… Ce scepticisme salutaire ne doit pas cependant nous faire baisser les bras. Il faut avoir conscience qu’il y a des intérêts économiques, politiques, stratégiques dès que les médias agitent des sujets censés concernés le plus grand nombre (la grippe A). Il fallait bien se décider tout sceptique qu’on soit avec raison de se faire ou non vacciner. J’ai choisi de ne pas me faire vacciner.
L’autre scepticisme porte sur l’évidence de notre mortalité, nous sommes éphémères, tout est éphémère, tout est mortel, même le soleil, même l’espèce humaine. Tout n’est qu’apparence (pas celle qu’on oppose à l’essence) c’est-à-dire appelée à disparaître. Ce scepticisme est lié à notre condition mortelle, laquelle nous met au défi : c’est quoi vivre sachant que nous sommes mortels, qu’il ne restera rein de nous, de nos œuvres.
Pourquoy prenons-nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ?
                                                         Montaigne, Essais II,12    
On a vu l’an dernier avec Marcel Conche que notre destination, la mort, n’empêche en rien notre liberté de construire le chemin que nous voulons : il n’y a pas d’autre sens à la vie que celui que nous voulons librement lui donner. On peut passer son temps de vie en légume, en téléspectateur, en tout autre choix éthique. Faisant choix, je ne suis plus sceptique ou si je le reste c’est pour autrui. J’ai choisi donc je donne le sens que je veux à ma vie, c’est ma vérité, je n’en doute pas mais par mon scepticisme pour autrui, je laisse la place à d’autres choix éthiques que le mien.

 
Pour approfondir la philosophie de Montaigne, on lira Marcel Conche:
Montaigne et la philosophie, Montaigne ou la conscience heureuse (PUF)
 
Sommes-nous des soumis volontaires ?
 

La notion de servitude volontaire est paradoxale. C'est ce qui explique sans doute que La Boétie n'ait pas eu de successeur. Notion gênante qui a été rationalisée en mettant l'accent, soit sur la servitude, soit sur la volonté. Si on met l'accent sur la servitude, on peut élaborer les notions d'aliénation (Marx), de réification (Gabel). Si on met l'accent sur la volonté, on peut élaborer les notions de mauvaise foi (Sartre), d'inauthenticité (Heidegger) ...
En présence de la servitude volontaire, on est tenté par la question : peut-on y échapper ? C'est aller trop vite. Il faut peut-être se demander : à quoi se soumet-on volontairement ? Ne voit-on pas Socrate accepter la mort parce qu'il place la loi de la cité au-dessus de l'absence de lois ? Il vaut mieux une loi que pas de loi du tout. Il vaut mieux une loi – même injuste – que le règne de la force. Socrate respecte la loi de la cité, donc le jugement des juges. Il se soumet volontairement au verdict. Il se met lui-même à mort.
À l'opposé, Antigone ne se soumet pas à la loi de Créon. Ses deux frères, Étéocle et Polynice ont droit à une sépulture, eux qui se sont tués en s'affrontant, l'un avec Thèbes, l'autre contre Thèbes. Le traître à Thèbes, selon Créon, doit être laissé sans sépulture. Ainsi le veut la loi de la cité. À quoi Antigone oppose ce qu'on appelle le droit naturel. Donc, une conscience peut s'arroger le droit de désobéir, une conscience peut retrouver, à tout moment, l'usage de sa liberté, pour dire non, pour s'opposer, pour désobéir.
Si c'est à toute servitude volontaire que je prétends échapper, c'est au désert qu'il me faudra aller. On connaît quelques vies illustres en ces lieux. Mais le grand nombre n'est pas tenté par le désert. Savent-ils que celui qui renonce au monde, à ses tentations (l'avoir, le paraître, le faire) trouvera au désert non les tentations du réel mais celles de l'imagination, bien plus terribles à vaincre (n'est-ce pas, mirages, images ?)
Bref, le grand nombre ne veut pas d'une vie érémitique au désert. La soumission volontaire, quel que soit le nom qu'on lui donne (aliéné, me voici déresponsabilisé, inauthentique ou de mauvaise foi, me voici apte à ne pas assumer ce choix, à jouer un jeu puis son autre) est donc l'affaire du plus grand nombre, affaire justifiée par les gains qu'on escompte, ne serait-ce que la tranquillité ? Boulot, métro, dodo, cette formule qu'en 68 on lançait comme un épouvantail contre la société de consommation est bien le chiffre de la servitude volontaire aujourd'hui.
Sur ce fond de servitude volontaire, des attitudes individuelles et collectives, éphémères ou durables peuvent émerger. L'endormissement même s'il est général et profond n'est qu'un engourdissement. Il y a des réveils, des sursauts qui mettent en mouvement des individus, des groupes, des masses. Comme 68 dont on peut penser que ça visait la servitude volontaire (sous les pavés, la plage ; prenez vos désirs pour des réalités ! ; changez la vie !). Comme Thoreau, l'auteur américain de La désobéissance civile qui inspira Gandhi, Martin Luther King, deux grands émancipateurs, éveilleurs.
Oui, je suis un soumis volontaire. Pour ma tranquillité bien sûr, pour la paix dans mon ménage (sado-maso, ça peut marcher ! ; autre cas de figure : l'amour-passion qui me consume ou qui nous exalte !), pour la paix sociale et civile (qui n'est pas rien !) ... Mais pas exclusivement. Car si à tout moment, par tous mes actes et comportements, je confirme ma servitude, à tout moment, je peux aussi confirmer ma liberté, car elle est têtue, ma liberté.  Condition pour que ma servitude soit volontaire. Têtue, ma liberté, parce que je suis mortel, me sais mortel et l'accepte, m'y soumets (comme Montaigne !) .
On peut alors mieux comprendre peut-être l'usage fait par Montaigne du Discours de son ami La Boétie.
Discours écrit à 16 ans. Fulgurant essai inactuel. Pour lequel Montaigne veut écrire un tombeau. Sept ans à mûrir son projet, sept ans pour composer les livres I et II et encore autant, quatorze ans, pour composer le livre III et corriger jusqu'à la mort. À la fulgurance de son ami, Montaigne répond par la patience. Au discours théorique, Montaigne répond par l’expérience du vécu. À l'inactuel, Montaigne répond par la relativité historique et culturelle.
Provoqué par le Discours de son ami, Montaigne en a fait bon et long usage pour lui-même, s'il est vrai que Les Essais sont un manuel du bien-vivre.

 
Édité dans Pour une école du gai savoir, Les Cahiers de l'Égaré, 2004.

L’époque n’était pas à l’école de masse, à la démocratisation de l’école. Faut-il entendre que l’éducation est l’affaire de deux personnes, le maître et l’élève ? que l’un et l’autre se reconnaissent dans leur position respective, évolutive, faite d’adaptations pour le meilleur, pour l’élévation en tenant compte du corps, de la chair, du vécu. Chez les Grecs déjà, il en était ainsi et dans la relation maître-disciple, Éros avait une place centrale. Notre époque stigmatise l’amour dans la relation prof-élèves. Pourquoi ? On a vu ce qu’il en a coûté à Gabrielle Russier.
Si on se demande quelles situations aujourd’hui pourraient correspondre à ce souci de personnalisation, c’est bien sûr au sein de la famille qu’on va les trouver, quand les parents favorisent la découverte, la curiosité, accompagnent l’enfant dans ses lectures, ses devoirs avec amour. L’aide personnalisée, les études suivies, le travail individualisé ou en petits groupes sont autant de manifestations de cette personnalisation possible de la relation prof-élèves., dans le cadre de l’école. On sait aussi les réticences de nombre d’enseignants à cette aide personnalisée, à ce suivi individualisé, la transmission univoque sans feedback de leurs connaissances leur paraissant suffisante.

 
Jean-Claude Grosse, le 29 janvier 2010
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