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Blog de Jean-Claude Grosse

Rabelais, pédagogue d'un gai savoir/J.C.Grosse

Rédigé par JCG Publié dans #jean-claude grosse

Lecture de Rabelais comme pédagogue d’un gay sçavoir

Francois_Rabelais_-_Portrait.jpg
Comme je crois qu’en pleine page, c’est-à-dire en cours, tu peux introduire l’esprit de la marge, je te propose qu’on pillote de ça, de là, le Gargantua de Rabelais. Tu verras qu’il y a place pour ta créativité puisque maître François t’invite à interpréter à plus hault sens.

Aux lecteurs de Gargantua
Lire suppose une préparation avant : se dépouiller de toute passion,
                une attitude pendant : ne pas se scandaliser.

Sans ce travail sur soi, constant, pas de lecture, pas de lecteur.
Voilà pourquoi comme auteur, Rabelais préfère traiter du rire que des larmes, parce qu’il nous voit chagrin, pleurant sur notre sort, balancés entre crainte et espoir, deux passions redoutables qui nous minent et nous consument, mangeant notre présent : l’instant, en nous livrant à la peur ou à l’attrait du futur. En médecin qu’il est, il veut soigner les malades de l’âme que nous sommes. Car le rire est le propre de l’homme. De l’homme vivant en société, pratiquant le rire moqueur dans de multiples occasions à des fins de rejet, d’exclusion de la maladresse, de l’étrangeté, rire remplissant une fonction apollinienne de police sociale, d’ordre (indispensable pour que la vie soit la vie, vivable), pratiquant aussi le fou rire dans les moments de fête à des fins de transgression, de subversion, rire remplissant une fonction dionysiaque de désordre, d’anomie (indispensable pour que la vie soit la vie, vivable). Donc lis Rabelais pour apprendre à rire de toi (difficile !), des autres (facile !) et cesser de pleurer sur ton sort et sur le Monde !

AUX LECTEURS

Amis lecteurs, qui ce livre lisez,
Despouillez-vous de toute affection,
Et, le lisant, ne vous scandalisez :
Il ne contient mal ne infection.
Vray est qu’icy peut de perfection
Vous apprendrez, sinon en cas de rire ;
Aultre argument ne peut mon cueur élire,
Voyant le dueil qui vous mine et consomme.
Mieux est de ris que de larmes escripre,
Pour ce que rire est le propre de l’homme.

Prologue de Gargantua ou l’habit ne fait pas le moine
et à plus hault sens interpréter
Ce prologue ne s’adresse qu’à des lecteurs précis : buveurs très illustres et vérolés très précieux ; sont-ce ces disciples de Bacchus qui savent qu’il y a deux ivresses, deux rires, comme il y a deux manières d’interpréter :
– celle qui tire vers le haut, donne de l’esprit
– celle qui tire vers le bas, déchaîne les instincts ?
Quelle est ton ivresse ? Quel est ton rire ?
Le portrait de Socrate n’est pas clair. Essayez de vous représenter le prince des philosophes à partir de cette énumération de traits, les uns le desservant : nez pointu, regard bovin... les autres le relevant : simple en mœurs, rustique en vêtements... Voilà un homme qui met les rieurs de son côté, se met avec les rieurs, dissimule son divin savoir (ne veut pas le partager, ne se sent pas investi d’une mission de sauveur des pauvres humains que nous sommes), inapte à tous offices de la république (par ex : professeur) mais dont l’être, à l’opposé de son apparence, est un ensemble de vertus : courage, sobriété, contentement (lié au consentement : accepter ce que l’on est, ce que l’on a, ouvre la voie au bonheur alors que celui qui veut être autre, avoir ce qu’il n’a pas, sera un mécontent perpétuel), entendement, détachement par rapport à l’avoir (les verbes désignant les activités des hommes concernent tous l’avoir : veiller sur ce qu’on a, courir après ce qu’on n’ a pas, travailler pour produire ce qu’il faut avoir, naviguer pour échanger ce qu’on a contre ce qu’on n’a pas, batailler pour défendre ce qu’on a ou s’approprier ce qu’on n’a pas). Voilà un portrait équivoque mais précis dans ce qu’il nous dit : notre préférence pour l’avoir, essentiellement des gadgets, même la maison (Diogène se contentait d’un tonneau, nos SDF d’un carton), surtout la bagnole et le reste (Chevignon, Nike...) et notre indifférence à l’être, aux vertus qui constituent un être. Vertu pourtant vient de virtu qui signifie force, puissance. Connais-tu les vertus chrétiennes, fondatrices de notre civilisation, les cardinales : courage, justice, prudence, tempérance (qui doivent se pratiquer avec mesure sous peine de se transformer en vices : le courage à l’excès devient orgueil, etc.) et les théologales : charité, espérance, foi (qui peuvent se pratiquer sans limites) comme les sept péchés capitaux (vices) : avarice, colère, envie, gourmandise, luxure, orgueil, paresse – (l’oisiveté est mère de tous les vices, dit un proverbe à méditer) auxquels il faut rajouter d’après Molière, l’hypocrisie, vice qui sait se faire passer pour vertu (Dom Juan V, 2). Et toi, choisiras-tu l’être ou l’avoir ?

PORTRAIT DE SOCRATE

Tel disoit estre Socrates, parce que, le voyans au dehors et l’estimans par l’extériore apparence, n’en eussiez donné un coupeau d’oignon, tant laid il estoit de corps et ridicule en son maintien, le nez pointu,
le reguard d’un taureau, le visaige d’un fol, simple en meurs, rustiq en vestimens, pauvre de fortune, infortuné en femmes, inepte à tous offices de la république, tousjours riant, tousjours beuvant d’autant à un chascun, tousjours se guabelant, tousjours dissimulant son divin sçavoir ; mais, ouvrans ceste boyte, eussiez au dedans trouvé une céleste
et impréciable drogue : entendement plus
que humain, vertus merveilleuse, couraige invincible, sobresse non pareille, contentement certain, asseurance parfaicte, déprisement incroyable de tout ce pourquoy les humains tant veiglent, courent, travaillent, navigent et bataillent.


De l’adolescence de Gargantua – chap. 11
(À lire et faire lire à voix haute à l’école primaire)
Drôlatique à souhait, ce chapitre sur les activités (y compris sexuelles) de l’enfant entre 3 et 5 ans, calquées sur des proverbes pris au pied de la lettre.
Serait-ce le temps de l’éducation par imitation,le temps des singeries ? Te souviens-tu de ce temps où tu faisais comme... où tu apprenais la commerie ?



Comment Grandgousier cogneut l’esperit merveilleux
de Gargantua à l’invention d’un torchecul – chap. 13
(À lire et faire lire à voix haute au collège)
Si dans le 11, Gargantua pissait sur ses souliers, chiait dans sa chemise..., battait froid, songeait creux, revenait à ses moutons, mettait la charrue avant les bœufs..., pelotait toujours ses gouvernantes, sens dessus dessous, sens devant derrière, hardi bourricot !… dans le 13, Gargantua par sa seule ingéniosité apprend à se tenir propre et à y prendre du plaisir tant au trou du cul par la volupté mirifique ressentie qu’au niveau de l’esprit puisqu’il rime tant et plus, et en rimant souvent s’enrime – s’enrhume, rivalisant de bon sens avec son père qui escompte le faire passer docteur en gay sçavoir. Rimer sur nos étrons et nous faire rire avec, même nos comiques les plus troupiers ne s’y sont pas essayés ! C’est dire l’audace vers le bas de Rabelais. Pas de tabous ! Mais aussi vers le haut par l’esprit déployé, fait d’imitation des formes, le rondeau, d’imagination par le contenu.

Comment Gargantua feut institué par Ponocrates
en telle discipline qu’il ne perdoit heure du jour – chap. 23
L’épisode de la purgation du cerveau de Gargantua par Maître Théodore fait mesurer la responsabilité des précepteurs : former c’est souvent déformer, corrompre, vicier l’esprit. La purgation ne peut être qu’un désapprentissage, long et méthodique, sur lequel Rabelais ne s’attarde pas.
L’éducation donnée par Ponocrates est une éducation par l’oralité (l’oreille) et non par l’écriture (l’œil). Elle se déroule dans les lieux de vie de l’adolescent, les uns à l’intérieur, les autres à l’extérieur.
L’emploi du temps est conséquent. Cela révèle la puissance du désir d’apprendre chez Gargantua qui après avoir été purgé a été mis au contact des gens de science du voisinage afin que par émulation naisse en lui le désir d’étudier. Et révèle que pour apprendre, il faut prendre du temps, (des tranches de deux à trois heures). Gargantua fait souvent deux choses en même temps, ce que permet l’oralité (excréter aux lieux secrets, forcer vers le bas qui fait monter le sang à la tête, active le cerveau et ruminer les leçons les plus difficiles, forcer vers le haut ; faire sa toilette et répéter les leçons...). La lecture à voix haute et claire avec la prononciation requise occupe plusieurs heures. La répétition et l’illustration sont des principes au cœur de cette éducation. Complétés par l’expérimentation, l’observation, la vérification, l’invention. Il herborise. Il observe le ciel, vérifie dans les livres des anciens. Il invente des jeux à partir de l’arithmétique. Éducation soucieuse de concret : « parlant pendant les premiers mois de la vertu, de la propriété, de l’efficacité et de la nature de tout ce qui leur était servi à table : du pain, du vin, de l’eau, du sel, des viandes, des poissons, des fruits, des herbes, des racines et de leur préparation. » Éducation soucieuse du corps autant que de l’esprit : un esprit sain dans un corps sain. Éducation soucieuse du bas mais aussi du haut, soucieuse de beauté et d’harmonie par le chant...



Coïncidence : 86 % des réponses d’élèves au questionnaire Allègre en 1998 citent l’informatique et les activités artistiques ainsi qu’apprendre à cuisiner parmi les souhaits d’apprentissage au lycée mais dans le même temps les questionnaires enseignants et établissements n’abordent jamais le souhait de voir se développer chez les élèves les qualités de créativité et d’initiative ni la nécessité d’un enseignement artistique (n° 9 des Cahiers de l’Académie de Nice, avril 1998).

Pour combler l’écart entre Rabelais, toi et l’école, je te donne l’exemple d’un atelier de pratique artistique, un travail à la marge, sous forme de jeu, avec beaucoup de plaisir, qui s’est fixé l’objectif de hisser vers l’idéal gargantuesque, les participants (une dizaine de volontaires, de désirants).
Malgré les difficultés, ils ont essayé de mettre en bouche Rabelais, et de décliner leur créativité selon deux axes :
– l’éloge du quotidien, le parti pris des choses, la saveur du monde
– moi et mon corps, moi et les autres, moi et le monde, moi et l’argent, moi et la vie, moi et la mort... soit l’impératif de Socrate :
Connais-toi toi-même !
L’atelier s’est terminé par un repas rabelaisien avec mise en scène et en bouche des textes produits. Beau succès.
(À pratiquer au collège pendant une semaine par trimestre)



Comment un moine de Seuilly sauva le clos de l’abbaye du sac des ennemis – chap. 27
Le calembour : service divin, service du vin est plus éclairant qu’il n’y paraît. Le service divin se soucie de biens immatériels, spirituels dont on ne peut être spolié. Le service du vin se soucie de biens matériels qu’il faut produire, sauvegarder, dont on peut être spolié parce qu’ils font envie. Ainsi donc un moine, Frère Jean, (mais ne s’appelle-t-il pas « des Entommeures » ce qui veut dire « qui fait du hachis de ses ennemis » ?) extermine pour une vendange gâchée, 13 622 soudards, sans compter les femmes et les enfants. Si nous rions des « exploits » de Frère Jean, il est clair que nous nous mettons du côté du plus fort pour un massacre au bâton de la croix. Si, après avoir ri aux dépens des faibles, qui sont aussi pillards de biens matériels, nous usons de notre raison, nous trouvons qu’il y a disproportion entre la faute et la sanction, que Frère Jean est un monstre, que la guerre engendre ces excès et ces tueurs en série, que le prieur claustral peut continuer à chanter au milieu des instincts déchaînés parce qu’il est homme de la dépossession.
(À lire et faire lire à voix haute à l’école primaire et au collège)

Es uns escarbouillait la cervelle,
ès autres rompait bras et jambes,
ès autres deslochait les spondyles du coul, ès autres demoullait les reins,
avallait le nez, poschait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait
les dents en la gueule, descroullait
les omoplates, sphacelait les grèves, désgondait les ischies,
débezillait les fauciles…
Les ungs mouraient sans parler,
les aultres parlaient sans mourir.
Les ungs mouraient en parlant,
les aultres parlaient en mourant…

Inscription mise sur la grande porte de Thélème – chap. 54
D’abord, Thélème en grec veut dire Désir.
Ensuite, apprécions le polémiste Rabelais,
indissociable de l’éducateur Rabelais.

                     Le polémistte
«Cy n’entrez pas hypocrites, bigotz,
Vieulx matagotz, marmiteux,
Borsouflez, torcoulx, badaux,
Haires, cagotz, caffars empantouflez,
Gueux mitouflez, frapars escorniflez,
Befflez, enflez, fagoteurs de tabus ;
Cy n’entrez pas, maschefains, practiciens,
Clercs, basauchiens, mangeurs du populaire,
Officiaulx, scribes et pharisiens,
Cy n’entrez pas, usuriers chichars,
Briffaulx, leschars, qui toujours amassez,
Grippeminaulx, avalleurs de frimars»

gravure2_rabelais.jpg
                      L’éducateur
«Cy entrez, vous, qui le sainct Évangile
En sens agile annoncez, quoy qu’on gronde :
Céans aurez un refuge et bastille
Contre l’hostile erreur, qui tant postille
Par son faulx stile empoizonner le monde :
Entrez, qu’on fonde icy la foy profonde,
Puis qu’on confonde, et par voix et par rolle
Les ennemys de la saincte parolle. »

Comment était réglé le mode de vie

des Thélémites – chap. 57

Ce qui frappe, c’est le caractère paradoxal de ce texte. Ainsi leur vie était régie selon leur volonté et libre arbitre, quand le désir leur en venait. Quand le désir (ou le besoin ?) de manger vient, quelle place pour la volonté et le libre arbitre ? Puis-je décider de ne pas manger ?
Pas de lois, de statuts, de règles, mais en leur règle n’était que cette clause : Fais ce que tu voudras. Cette clause n’est-elle pas un impératif, une règle ? Comment une règle peut-elle équivaloir à une absence de règle ? D’autant que ce Fais aujourd’hui ce que tu voudras demain semble contredire le fait que leur vie est régie par leur volonté ou leur désir, autrement dit le désir, la volonté précèdent le faire. Quoi que l’appétit vienne parfois en mangeant, auquel cas le faire précède le désir. Mais est-ce généralisable ? Plus paradoxal encore : cet impératif n’est-il pas un énoncé performatif indécidable ? Quelqu’un énonce la règle (qui ?) pour chacun. Si je fais ce que je veux ou ce que je voudrai, je respecte la règle et donc je ne fais pas ce que je veux. Si je ne fais pas ce que je veux, je ne respecte pas la règle et donc je fais ce que je veux. Thélème, l’abbaye nommée Désir, est le lieu où l’on peut devenir fou à trop méditer la devise. L’argument faisant peser sur la règle, la responsabilité de la tentation : nous entreprenons toujours ce qui est défendu et convoitons ce qu’on nous refuse, complique encore. Autrement dit et cela donne à réfléchir : c’est Dieu qui en interdisant la pomme créa la tentation de la manger et le Serpent – Satan n’est pas le tentateur qu’on dit. Alors comment cela se passe t-il pour les Thélémites, toujours en contradiction par rapport à la seule règle de leur abbaye qui se présente comme n’en étant pas une ? eux qui ont naturellement cet instinct, cet honneur qui les pousse à agir vertueusement et les éloigne du vice ?
Les voici entrés en louable émulation pour faire tous ce qu’ils voyaient plaire à un seul. Si quelqu’un ou quelqu’une disait : Buvons (et non Buvez !), tous buvaient, si disait : Jouons, tous jouaient. Dire Jouez c’est se sortir du jeu, c’est un système autoritaire. Dire Jouons, c’est vouloir le consensus, l’unanimité, c’est s’empêcher de reconnaître la différence, de l’accepter : le totalitarisme soft (chez nous, dictature molle) ou hard (dictatures d’hier, fascistes ou staliniennes, pinochettiste,  d’aujourd’hui, chinoise) n’est pas loin. Et si deux au même moment disent, l’un : Buvons, l’autre : Jouons ? Et comment nommer ce désir de tous de faire plaisir au désir d’un ? Thélème, l’abbaye nommée Désir, annonce Carrefour, Continent, Auchan, les camps de concentration, Arbeit macht frei) Je relève enfin que de cette abbaye mixte, on sort quand on se sent prêt pour le mariage et que pour  les couples sortis de Thélème, leur amour mutuel était aussi fort à la fin de leurs jours qu’aux premiers temps de leurs noces. J’ai du mal à penser que Rabelais soit ironique quand il écrit Thélème. Sur le chapitre 58 Énigme en prophétie dont nous avons pas mal parlé, il me semble que l’époque était aux prophéties (Nostradamus 1503-1566) et que ce que Rabelais présente comme prophéties n’est que la présentation de la réalité durable de l’humanité en guerre, en dispute parce que l’avoir prime, réalité aussi de la planète Terre, turbulente à souhait avec ses catastrophes « naturelles » qui poussent certains à annoncer l’apocalypse, le déluge, la fin du monde à telle ou telle date (joies de la science-fiction, attrape-nigauds des sectes).

Souhaitons que ce pillotage dans le seul Gargantua donnera envie à nos lecteurs et auditeurs de pousser plus avant l’exploration du continent Rabelais pour l’interpréter à plus hault sens.
Exemple : service divin/service du vin est caractérisé de pauvre calembour dans le Rabelais du Seuil (éd. de 1973). Nous, nous avons opposé service divin (biens immatériels) et service du vin (biens matériels) rendant détestable Frère Jean, amateur de hachis humain, et lui préférant le prieur claustral, homme de dépossession (ce qui est douteux, connaissant les mœurs monacales de l’époque). En contradiction avec Rabelais pour qui Frère Jean est le porte-parole de son antimonachisme. Ce calembour n’est-il pas là, non comme un jeu de langage mais pour produire un effet d’alerte et contribuer à compliquer plus qu’à expliquer le message ? En effet, on sait le rapport entre le vin et le divin (le vin pour le sang du Christ, la transsubstantiation) et donc si l’on peut opposer, il faut aussi rapprocher : « car vous-même, Monsieur le Prieur, aimez à en boire, et du meilleur. C’est ce que fait tout homme de bien. Jamais un homme noble ne hait le bon vin : c’est un apophtegme monacal». Y a t-il une intention blasphématoire chez Frère Jean ? Que signifient sa folie, sa fureur destructrice ? Veut-il remplacer le culte du Christ par celui de Dionysos, culte ô combien de la vie et de sa folie (qu’est la vie par rapport à la mort ? rien ! et pourtant, elle s’affirme dans sa vitalité, sa virtu !) ? En quoi Frère Jean peut-il représenter le nouveau chrétien d’obédience érasmienne (Éloge de la folie d’Érasme), l’idéalisme évangélique ? Comment interpréter le rapprochement fait par Frère Jean entre le bon vin et l’homme de bien ? Surtout quand on le voit hacher les ennemis. S’agit-il d’ironie ? de la part de qui ?
Alcofribas ? masque de François ! ou Rabelais ? D’autant que la soif sanguinaire de Frère Jean se retrouve tout au long de l’œuvre par exemple au chapitre 66 du Quart Livre : « Va ladre vert, répondit Frère Jean, à tous les millions de Diables qui te puissent anatomizer la cervelle et en faire des entommeures ». Comme on retrouve l’équivoque fondatrice : service divin / service du vin, au chapitre 44 du Cinquième Livre où Panurge est présenté à la Dive Bouteille (anagramme de Vide Bouteille) qui prononce le mot Trinch (Bois !), interprété par Bacbuc au chapitre 45 : «…Notez, amis, que de vin divin on devient...» ce qui conduit Panurge et les autres à rimer par fureur poétique au chapitre 46. Le cercle est bouclé : le service du vin, l’ébriété bacchique conduit au divin, à la connaissance suprême, l’éternité, par le dialogue car personne ne boit seul ni ne parle en solitaire chez Rabelais comme chez Platon (Prologue de Gargantua où Rabelais nous parle du Banquet). Déjà dès sa naissance, Gargantua avait invité tout le monde à boire (chapitre 6 précédé des Propos des bien ivres).
Cette convivialité humaine et divine n’est-elle pas l’essence du pantagruélisme ? Cette festivitas ne permet-elle pas de réunir au cœur de l’être humain, sagesse et folie, hault sens et bas sens, la sagesse reconnaissant aussi la présence de la folie, de la fureur divine au cœur même de l’univers ?


Jean-Claude Grosse, 29 janvier 2010
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