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Blog de Jean-Claude Grosse

L'ardeur / à bâtir / à détruire / la grâce

23 Janvier 2024 , Rédigé par grossel Publié dans #poésie, #jean-claude grosse

La civilisation (la culture ?) est une histoire contre la poésie.

FLAUBERT

Les oiseaux1 !
Mais pourquoi
On ne chante pas comme eux ?
Car les oiseaux ont leurs langages
Et nous les nôtres.
Tous les êtres vivants ont leurs langages et leurs mondes particuliers. Les oiseaux ont pour monde le ciel et les arbres
Et pour langage le chant.
Les insectes vivent sous terre et dans l’herbe
Et font cricri.
Les animaux dans la forêt
Où ils font ouhouh.
Et nous dans les villes
Où on fait blabla.
Chacun a son monde et son langage, Incompréhensibles aux autres.
Puisqu’on ne peut apprendre les langues des autres, Puisqu’on ne peut pénétrer les mondes des autres,
Alors il faut respecter tout ce qui vit,
Tout ce qui existe.

Tracy-Lee, 6e

1. Ce poème a été écrit, en écho au Rêve d’une école de la vie, (page 23), par une élève de 6e du collège de Barjols, lors d’une bip (brigade d’intervention poétique) pendant Le Printemps des Poètes 2003. Ces bip existent depuis 2000 dans les collèges du Var, organisées par l’Inspection académique du Var, le Conseil général du Var, Les 4 Saisons du Revest et Les Cahiers de l’Égaré. Une trentaine de poètes font partie des bip.

L'ardeur / à bâtir / à détruire / la grâce
L'ardeur / à bâtir / à détruire / la grâce
Rêve d’une école de la vie
Pour Marcel Conche
Je rêve d’une école de la vie de trois classes.
Une classe pour apprendre à raconter. Pour seize enfants de 6 à 9 ans.
Une classe pour apprendre à s’émerveiller. Pour seize adolescents de 11 à 14 ans.
Une classe pour apprendre à penser et à vivre vraiment. Pour seize jeunes gens de 16 à 19 ans.
Des gosses des rues. Pas voulus.
Des survivants du travail précoce, du sida général, de la guerre perpétuelle.
Des adolescents à la dérive sur l’amertumonde.
Bref, tous les jeunes pourraient avoir accès à cette école.
Ont-ils été voulus les ballottés des familles éclatées ?
Ne sont-ils pas livrés au biberon télévisuel ? à la consolation virtuelle ? à la rue commerçante et bruyante ?
Ne sont-ils pas entraînés à s’absenter d’eux-mêmes et de leur vie ?
Se veulent-ils un passé ? un avenir ? Veulent-ils même un présent ?
Veulent-ils une vie autre que celle de soumis volontaires qui refusent d’être cause d’eux-mêmes ?
La classe des petits serait confiée à un aède, Homère par exemple. Ils seraient assis en rond, huit garçons et huit filles. De toutes les couleurs. Ça commencerait par des questions. Pourquoi le soleil ne fait pas le jour toujours ? Pourquoi quand il y a le soleil, il n’y a pas la lune ? Pourquoi la lune n’éclaire pas comme le soleil ? Pourquoi les étoiles brillent la nuit ? C’est quoi la nuit ? Pourquoi il y a la pluie ? le vent ? les nuages ? D’où vient la mer ? Pourquoi les vagues inlassables ? C’est quoi le temps ? Pourquoi on ne chante pas comme les oiseaux ? Pourquoi volent-ils ? Pourquoi les roses ? Pourquoi elles fanent ?
Homère leur raconterait des histoires. Les enfants seraient ravis, auraient peur. Ils riraient, pleureraient. Ouvriraient grands les yeux, comprendraient, resteraient bouche bée. Ils parleraient des histoires, les raconteraient à leur tour, en inventeraient. Il y aurait des livres où sont écrites les histoires racontées. L’Iliade 2. L’Odyssée 3. Des livres sans images. Parce que les mots, ce sont des images. Et maintenant, questionnez. Puis racontez, inventez.
La classe des moyens serait confiée à un poète, Linos, Orphée, Sappho, et à un peintre, celui de la grotte Chauvet, vieux de 33 000 ans. Ils se promèneraient, huit garçons et huit filles de toutes les différences. Ils feraient des promenades d’abord longues, deux mètres en une heure, s’arrêtant au gré de leurs intérêts. Linos ferait entendre un chant très ancien sur le soleil de ce matin-là. Orphée inventerait un poème d’éternité pour un sourire derrière une fenêtre. Avec Sappho, ils goûteraient à l’inachevé : Il faut tout oser, puisque... Les promenades deviendraient plus courtes, quelques centimètres au gré de leurs émerveillements. L’homme de Chauvet les aiderait à impressionner les murs, à faire vibrer la lumière, à donner corps à l’esprit. Ils rempliraient leurs cahiers de peintures rupestres et urbaines, de poèmes des quatre saisons pour leurs enfants dans cent générations : La neige, le vent, les étoiles, pour certains… ce n’est pas assez.
Et maintenant, émerveillez-vous. Puis chantez, créez.
La classe des grands serait confiée à un élu, battu aux élections, à un chef d’entreprise, en faillite, à un directeur de pompes funèbres, en retraite et à un philosophe très ancien, Anaximandre, Héraclite, Parménide, Empédocle. Huit filles et huit garçons en quête de soi, de l’autre et d’une place se poseraient de vraies questions : qu’est-ce que l’homme ? qu’est-ce que la nature ? quelle est la juste place de l’homme dans la nature ? qu’est-ce que vivre vraiment ? qu’est-ce que devenir soi, cause de soi ?
En quelques semaines, ils se sèvreraient de la télévision et des jeux vidéo, ils se purgeraient des modes alimentaires, vestimentaires, langagières et comportementales.
En quelques mois, les multinationales de la mal-bouffe, de la fringue clinquante, du divertissement formaté, les médias du prêt-à-ne-pas-penser et de la manipulation des cerveaux, les partis de l’immobilisme seraient en faillite et sans influence.
En quelques siècles, ils renonceraient aux vains désirs : la richesse, le pouvoir, la gloire, aux valeurs qui ne valent rien : l’argent facile, la beauté trompeuse, la jeunesse éternelle, l’exploit éphémère, le voyage dépaysant, le progrès constant.
En quelques millénaires, ils renonceraient aux illusions : l’amour pour toujours, le bonheur sans le malheur, la santé sans la maladie, le plaisir sans la douleur ; et aux croyances : à la vie éternelle, à l’âme immortelle, au retour perpétuel.
Pour une école du gai savoir, Les Cahiers de l'Égaré, 2004
20° printemps l'ardeur affiche ernest pignon-ernest / 23° frontières / 25° printemps la grâce, affiche fabienne verdier
20° printemps l'ardeur affiche ernest pignon-ernest / 23° frontières / 25° printemps la grâce, affiche fabienne verdier
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20° printemps l'ardeur affiche ernest pignon-ernest / 23° frontières / 25° printemps la grâce, affiche fabienne verdier

20° printemps l'ardeur affiche ernest pignon-ernest / 23° frontières / 25° printemps la grâce, affiche fabienne verdier

TRIBUNE CONTRE LA NOMINATION DE SYLVAIN TESSON COMME PARRAIN DU PRINTEMPS DES POÈTES

Tribune signée par 1200 personnes du monde de la poésie contre la présidence de Sylvain Tesson pour le Printemps des Poètes 2024, dont le thème est la grâce

(réactualisation à la date du 22 janvier 2024, d'un article du 8 mars 2018 sur le 20° Printemps des poètes, 2018)

La fin de l’année 2023 a signé le glissement du second mandat d’Emmanuel Macron, un président auto-désigné comme « ni de droite, ni de gauche », vers un projet politique plus que jamais proche de l’extrême-droite, illustré notamment par le vote de la nouvelle loi sur l’immigration – revendiquée comme une « victoire idéologique » par Marine Le Pen – et marqué par une idéologie réactionnaire où les changements sociaux, pourtant inhérents à toute société démocratique, incarnent un danger.

Au vu de ce contexte, nous, poétesses, poètes, éditrices et éditeurs, libraires, bibliothécaires, enseignantes et enseignants, actrices et acteurs de la scène culturelle française, refusons la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des Poètes 2024. 

En mars, bien au-delà de la programmation officielle du Printemps des Poètes, la poésie est mise en valeur de façon autonome par de nombreuses structures, notamment en milieu scolaire, en médiathèque, en librairie et dans des festivals, où nombre de poétesses et de poètes sont invité·es. Nous refusons qu’un événement culturel auquel nous sommes de fait inextricablement lié·es de façon symbolique, créé « afin de contrer les idées reçues et de rendre manifeste l’extrême vitalité de la poésie », soit incarné par un écrivain érigé en icône réactionnaire. Sylvain Tesson a été proche par exemple de Jean Raspail, auteur d'un ouvrage de référence de l’extrême-droite, Le camp des saints, qui n’est autre qu’une dystopie raciste sur l’immigration, ou encore déclaré tout sourire à l’Express : « Si vous voulez faire peur à vos enfants, ne leur lisez pas les contes de Grimm, mais certaines sourates du Prophète ! ». Comme l’a largement montré le journaliste indépendant François Krug dans Réactions françaises. Enquêtes sur l’extrême-droite littéraire, un essai publié aux éditions du Seuil en 2023, Sylvain Tesson fait figure de proue de cette « extrême-droite littéraire », aux côtés de Michel Houellebecq et Yann Moix, un triste panel d’« écrivains en vogue » dont les prétendus accidents de parcours se révèlent, en réalité, les arcanes d’un projet « d’une sinistre cohérence » que nous refusons et condamnons.

Nous alertons sur le fait que la nomination de Sylvain Tesson comme parrain du Printemps des Poètes 2024, loin d’être contingente, vient renforcer la banalisation et la normalisation de l’extrême-droite dans les sphères politique, culturelle, et dans l’ensemble de la société. En fermant les yeux sur ce dont cet écrivain est le nom, la directrice Sophie Nauleau et son conseil d’administration témoignent de cette normalisation au sein des institutions culturelles, que nous rejetons fermement. Elle avait déjà, en 2018, inauguré la manifestation par un défilé de la Garde républicaine. De plus, des sommes considérables issues de l’argent public sont allouées au Printemps des poètes, pour une activité concentrée essentiellement sur une manifestation de deux semaines. L’argent public engage à servir le public et non des prises de positions politiques personnelles de la direction, surtout quand celles-ci sont anti-démocratiques. La vague de commentaires d’indignation suite à l’annonce de la nomination de Sylvain Tesson sur les réseaux sociaux, loin d’avoir été prise en compte, a été systématiquement supprimée, sans qu’aucune justification ne soit formulée par le Printemps des poètes.

Nous soutenons que la banalisation d’une idéologie réactionnaire incarnée par Sylvain Tesson va à l’encontre de l’extrême vitalité de la poésie revendiquée par le Printemps des poètes. La poésie est une parole fondamentalement libre et multiple. Elle ne saurait être neutre, sans position face à la vie. La poésie est en nous, elle porte nos douleurs. Elle est dans la masse. Le quotidien. L’infâme. La tendresse. La rue. L’épuisement. Le quartier. Elle est dans nos silences. Nos joies. Elle est dans nos corps broyés, nos corps souples, nos regards flamboyants et nos brèches. Dans les souffrances de nos sœurs. Dans ce qui résiste. Dans la langue debout. Elle est aussi dans le queer, le trash, la barbarie, le vulgaire. Dans la colère qui rythme nos souffles. Dans tout ce que nous sommes et ce en quoi nous n’étions pas destiné·es à survivre. 

Nous, poétesses, poètes, éditrices et éditeurs, libraires, bibliothécaires, enseignantes et enseignants, actrices et acteurs de la scène culturelle française, nous élevons contre la nomination de Sylvain Tesson et demandons au Printemps des Poètes d’y renoncer. S’iels nous prennent la grâce, nous garderons la dignité.

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Une tribune de débat aurait été une tribune de questions et questionnements argumentés

comme il y a quelques années par la revue Art Absolument.

Cette tribune est délibérément polémique. Je n'ai pas cherché à en faire une analyse comme a pu la faire André Markowicz. Une polémique engendre une contre-polémique et pendant ce temps, le monde est comme évaporé.

 

J'ai parcouru 1/4 de la liste des signataires, j'ai trouvé les noms de plus de cinquante poètes, écrivains, éditeurs que je connais, dont j'apprécie le travail ; je ne leur ai pas signifié un quelconque étonnement et ne me suis engagé dans aucune polémique ou débat avec aucun d'entre eux ;

j'ai noté aussi l'absence d'autres poètes, écrivains que je connais, dont j'apprécie le travail ; ils ne s'expriment pas, je respecte et m'en retourne, sans débat ni polémique

- à la complexité de l'être humain qui veut la paix à Gaza et fait sa guerre sur FB

- à la complexité du monde, terrain d'affrontements idéologiques, économiques, religieux, démographiques, territoriaux d'empires et de nations, de manipulations invisibilsées à grande échelle, alors que l'avenir de l'espèce semble se jouer

 

je n'ai pas signé cette tribune ; jamais, je ne signerai une telle tribune (j'en avais connaissance via le site l'atelier de Bernard Noël) ;

je n'ai besoin que de ma seule autorisation pour lire, apprécier, critiquer, me nourrir ou me détourner d'un poète, d'un écrivain, d'un artiste créateur ;

 

d'autres figures que l'artiste sont aussi porteuses de possibles, d'imaginaires

le jeune fou, le vieux sage philosophe, Jésus, François d'Assise, le casanier homme ordinaire, la soigneuse femme de ménage, la vieille dame en soins palliatifs, la clocharde céleste, la femme alcoolique anonyme, la fille de joie mystique Myriam de Magdala, le foetus porteur de la co-naissance absolue avant le doigt de l'ange posé sur les lèvres, la bébé braillarde et goulue, l'infans turbu-lent, la petite fille sage comme une image, l'adolescente rebelle grimpant aux arbres, l'adolescent mutique avachi sur son pupitre

 

bref chacun d'entre nous sur le curseur

entre conformisme et originalité

entre brèves de comptoir et langue de schizo

et sous le double pharmacon : tu es aimé, tu es mon bien-aimé

(émetteur mystérieux, non-géolocalisable dans l'espace et le temps, destinataire sourd, aveugle et muet)

 

Sylvain Tesson fait partie des écrivains que j'aime lire, dont j'ai regardé film (la panthère des neiges) et documentaire (sur l'Odyssée)

(ci-dessous 4 notes de lecture)

 

le problème de l'extrême-droitisation de la société française, de la plupart des pays européens et dans le monde ne relève pas du champ du poïétique (vivre en poète) mais des champs politique et historique

 

les réactions d'une certaine presse à cette tribune (libre à chacun de la lire ou pas, de la commenter ou l'ignorer...) :

je lis

et avec ardeur passe à la grâce de la contemplation sans action

 

"Sylvain Tesson sera-t-il « annulé » par la police des poètes ?"(Le Point)
"le prince des poètes au pays des médiocres"(Le Figaro)
"Les «cultureux» contre Sylvain Tesson" (Europe 1)
"Sylvain Tesson parrain du Printemps des poètes : les cafards se rebiffent"( Valeurs actuelles)
"Printemps des poètes : un collectif woke s'attaque à Sylvain Tesson" (le JDD)
"Ce n’est pas Sylvain Tesson parlant de poésie qui amènera le RN au pouvoir" par Adeline Baldacchino (Marianne)
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une tribune voulant proposer un débat sur le Printemps des poètes aurait posé des questions essentielles comme celles qui ont engendré les écritures de Vélimir Klebnikov ou de Gatti
serait remonté aux conceptions développées par Novalis et Hölderlin
Dans la cosmologie de Novalis où « tout est symptôme de tout », où les corps « peuvent s’évaporer en gaz ou se condenser en or », où « un véritable amour pour une chose inanimée est parfaitement concevable », où toutes les inclinations du cœur « semblent n’être que religion appliquée » et le ciel lui-même rien d’autre que « le produit supérieur du cœur productif » , il n’y a pas de chose absolument isolée, si ce n’est « la chose en soi », c’est-à-dire « la matière simple », non déterminable, ni connaissable. On comprend alors pourquoi il peut affirmer qu’« un amour fondé sur la foi est religion » , car seule une religion qui trouve Dieu partout, jusque dans la moindre chose, peut identifier Dieu et l’amour.
Pour Hölderlin aussi, dans la nuit moderne règne encore le sacré, car même si « Le Père ayant détourné des hommes son visage, la tristesse a établi son juste règne sur la terre », néanmoins « nous gardons souvenance aussi des Immortels, qui furent jadis nos hôtes, et qui reviendrons au temps propice », car « le dieu du vin » que « chantent les poètes » est « celui qui réconcilie le jour avec la nuit »
relirait Pour écrire un seul vers (1910) de Rainer Maria Rilke
serait même remontée jusqu'à la condamnation par Platon des arts / La condamnation platonicienne de l'illusionnisme en art est liée à la normativité ontologique des Idées-Formes, modèles que l'art divin se donna pour informer la matière et façonner le monde (Flaubert semble platonicien dans sa volonté de l'art comme absolu avec dissolution du scripteur).
Chez Aristote, le monde étant éternel, la normativité des formes est prescrite par la raison./
l'affiche du 25° printemps réalisée par Fabienne Verdier /  avec Marina / avec Fernando
l'affiche du 25° printemps réalisée par Fabienne Verdier /  avec Marina / avec Fernando
l'affiche du 25° printemps réalisée par Fabienne Verdier /  avec Marina / avec Fernando

l'affiche du 25° printemps réalisée par Fabienne Verdier / avec Marina / avec Fernando

Édition 2024
La Grâce

 

Pour les 25 ans du Printemps des Poètes, quel emblème arrimer à la septième lettre de l’alphabet, dans l’écho de L’Ardeur, de La Beauté, du Courage, du Désir, de L’Éphémère ou des Frontières ?

 

Quel vocable de fière lignée, qui soit tout aussi déroutant, inspirant que vaste, à la fois doté d’un sens ascendant capable d’éveiller les voix hautes et valeureuses, mais lesté cependant d’injonctions brusquées, franches et quelques fois fatales ?

 

Ce sera donc La Grâce, avec son accent circonflexe qui hausse en un instant le ton. Autrement dit La Grâce dans tous ses états, du plus sublime à celui, brutal et définitif, qui foudroie sur le coup.

 

De grâce implorent à jamais les amants des tragédies, alors que Joachim du Bellay décèle chez Marguerite de France cette grâce et douceur, et ce je ne sais quoi… Ce «  je ne sais quoi  » qui ne cessera, siècle après siècle, de changer de registre, d’appeler à la transcendance ou à la dissonance, jusqu’à Michel Houellebecq, maître du contre-pied : Dans l’abrutissement qui me tient lieu de grâce.

 

Car La Grâce n’est pas que divine ou bénie, pas que gracieuse, évanescente ou mièvre, pas que céleste et inexprimable.

 

Il y a bien sûr la bonne ou la mauvaise grâce rimbaldienne, la grâce consolante de Verlaine, la grâce charnelle d’Éros, la grâce d’union mystique, la grâce du cœur et de l’esprit de Max Jacob mort à Drancy, qu’a célébré Éluard. Il y a ce chant de grâce pour l’attente, et pour l’aube plus noire au cœur des althæas, qui chez Saint-John Perse, et ces fleurs de guimauve claires, amplifie à dessein le mystère.

 

Mais il y a surtout cet état de grâce de la parole, et du corps tout entier, que connaissent les poètes autant que les athlètes ou les aventuriers.

 

Il est temps d’affûter nos âmes pour que la créativité, l’allégresse et la splendeur, comme on le disait des Trois Grâces de la mythologie, transcendent nos imaginaires et nos vies, quelles que soient les heures ténébreuses ou solaires.

 

Sophie Nauleau
l'affiche du 20° Printemps des poètes, réalisée par Ernets Pignon Ernest

l'affiche du 20° Printemps des poètes, réalisée par Ernets Pignon Ernest

poème d'ardeur sans adresse, sans destinataire partant en fumée et réduit en cendres dispersées avec ardeur, le 3 mars 2018 vers 19 H; ce geste poétique n'eut qu'un témoin;  brûler avec ardeur à détruire un poème d'ardeur à bâtir : ce geste poétique est-il recevable par la "communauté" des poètes et par l'inhumaine-humaine humanité (toujours l'unité des contraires) ?

poème d'ardeur sans adresse, sans destinataire partant en fumée et réduit en cendres dispersées avec ardeur, le 3 mars 2018 vers 19 H; ce geste poétique n'eut qu'un témoin; brûler avec ardeur à détruire un poème d'ardeur à bâtir : ce geste poétique est-il recevable par la "communauté" des poètes et par l'inhumaine-humaine humanité (toujours l'unité des contraires) ?

Sophie Nauleau : « Pour Le Printemps des Poètes 2018, je voulais plus qu’un thème, je voulais un emblème. Une bannière qui étonne et aimante à la fois. Un mot dont tous les synonymes disent l’allant, la passion, la vigueur, la fougue, l’emportement. Un vocable vaste et généreux qui, à lui seul, condense l’élan et l’inspiration poétiques. Plus qu’un intitulé, L’Ardeur est le souffle même de la Poésie. Ernest Pignon-Ernest, qui avait calligraphié la signature du Printemps dès l’origine, a imaginé ce somptueux pastel représentant l’envol d’un être ailé. Est-ce un homme, une femme, un ange, une chimère ? C’est tout cela, mais aussi Zélos, le dieu grec du zèle et de l’ardeur, frère méconnu de Niké, la Victoire. Cette aile bleue sur un revers de toile brute est à l’image de notre ambition : à la fois intense et artisanale. Un dessin fait main qui importe en ce troisième millénaire de très haute technologie. Car s’il s’agit d’habiter encore poétiquement le monde, il est vital que la langue des poètes continue de pulser en chacun de nous. Ce qui ne nous empêche guère de travailler à une toute nouvelle version du site internet pour 2018 : la Poésie aussi étant un art de pointe. »

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L'article de Slate ci-dessous montre la face cachée de cette institution qu'est le Printemps des poètes, ce qui se joue entre les poètes nantis et les démunis, entre les poètes et le public.

Dans Pour une école du gai savoir (Les Cahiers de l'Égaré, 2004), j'insiste sur le rôle de la poésie dans l'éducation des enfants et adolescents. Le livre se termine par deux poèmes d'élèves de 6°, Chloé et Tracy-Lee écrits lors du Printemps 2003 et sur cette citation : La civilisation est une histoire contre la poésie (Gustave Flaubert).

ll y eut 5 éditions du Printemps des poètes dans les collèges du Var (2000 à 2004, 20 poètes dans 20 collèges), manifestation initiée par l'Inspection académique du Var en partenariat avec le Conseil Général du Var et Les Cahiers de l'Égaré pour l'édition des textes des élèves et des poètes.

Ma passion pour la poésie s'est exprimée de plusieurs façons: faire créer des textes de haute altitude comme Marie des Brumes d'Odysseus Elytis, Les tragédiennes sont venues de Saint-John Perse, Judée de Lorand Gaspar, Lecture d'une femme de Salah Stétié. Des N° de la revue APORIE ont été consacrés à ces poètes et à ces créations. Des rencontres ont eu lieu avec nombre de poètes pour  parler d'Odysseus Elytis (Toulon), de Lorand Gaspar (La Seyne) et de Salah Stétié (Le Revest). Saint-John Perse eut droit aussi à un hommage à Toulon. Il y eut à la Maison des Comoni des Paroles d'auteur, des Poètes en partage, un colloque sur Léon Vérane, un autre sur Germain Nouveau. Je fus un des invités du colloque Rimbaud à Aden en novembre 1994. Bref, des événements assez nombreux.

Enfin last but not least, je tiens à signaler que je n'ai fait aucun effort pour être reconnu (malgré mes relations dans le milieu  comme on dit) comme poète, pour être dans l'annuaire des 1000 poètes du Centre de ressources du Printemps des poètes.

Comme je tiens à remarquer que tu peux faire plein de manifestations, si tu ne communiques pas, tu restes ignoré. Pas de reconnaissance.

J'aime cette ombre qui me protège.

Dans la cosmologie de Novalis où « tout est symptôme de tout », où les corps « peuvent s’évaporer en gaz ou se condenser en or », où « un véritable amour pour une chose inanimée est parfaitement concevable », où toutes les inclinations du cœur « semblent n’être que religion appliquée » et le ciel lui-même rien d’autre que « le produit supérieur du cœur productif » , il n’y a pas de chose absolument isolée, si ce n’est « la chose en soi », c’est-à-dire « la matière simple », non déterminable, ni connaissable. On comprend alors pourquoi il peut affirmer qu’« un amour fondé sur la foi est religion » , car seule une religion qui trouve Dieu partout, jusque dans la moindre chose, peut identifier Dieu et l’amour.
Pour Hölderlin aussi, dans la nuit moderne règne encore le sacré, car même si « Le Père ayant détourné des hommes son visage, la tristesse a établi son juste règne sur la terre », néanmoins
« nous gardons souvenance aussi des Immortels, qui furent jadis nos hôtes, et qui reviendrons au temps propice », car « le dieu du vin » que « chantent les poètes » est « celui qui réconcilie le jour avec la nuit »

Françoise Dastur dans Retrait des dieux et modernité selon Novalis et Hölderlin (Les études philosophiques 2016)

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"Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela. Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups. Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers.
– Pour écrire un seul vers (1910) - Rainer Maria Rilke
 

20° Printemps des poètes

3-19 mars 2018

Ma participation au 20° Printemps des Poètes sur le mot ardeur (3-19 mars): 3 poèmes d'ardeur (à aimer, à vivre) de 1965 et un poème d'ardeur parti en fumée le 3 mars 2018 (l'ardeur à détruire aussi forte que l'ardeur à bâtir); évidemment j'exclus l'ardeur au travail, j'opte pour l'ardeur à la paresse, retraité doré que je suis, content d'être ponctionné par solidarité inter-générationnelle; ah jeunesse si tu savais, méfie-toi des ardeurs juvéniles

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L'ardeur / Un homme et une femme

 

Je suis le lieu de toutes les contradictions.

J'accepte toutes les souffrances et tous les combats.

Je veux engendrer toutes les douleurs, recevoir tous les coups.

Tout cela pour que rien ne se perde.
Je veux tout recueillir.
La vie a besoin de grands puits où se font toutes les synthèses.
Je veux avoir la profondeur des puits et l'immensité de toutes les mers pour accumuler toutes les larmes.

Et de toutes ces larmes naîtront des nuages de joie.

Au fond de toutes les contradictions, au plus profond des douleurs,

je te retrouverai et nous dénouerons ensemble tous les fils du bonheur.
Ma main n'aura plus besoin de ta main pour me guider.

Elle ne sera plus que caresses sur ta peau.

 

Alors nous pourrons marcher vers la maison de la vérité.

Personne ne se mettra plus en travers de notre chemin parce que nous n'aurons plus de routes à barrer, parce que sur nos chemins nous saurons croiser tout le monde.

Nous ne nous soucierons plus de nous et les hommes seront notre monde.

 

Que ta joie demeure ! Je resterai pour y veiller.

Toi qui n'es plus que toi parce que je suis enfin moi,

je t'aime !

Je t'aime en surface de nos caresses

en profondeur de nos présences et aussi

de nos absences.

 

Viens ! Les sources du bonheur ne tariront jamais pour nous.

Nous saurons épouser toutes les métamorphoses.

Nous serons de toutes les décantations.
Et s'il le faut nous renaîtrons de nos cendres.

(poème écrit en 1965, paru dans le recueil

Poignées de gros sel pour tranches de vie, 1980)

jamais republié

Jean-Claude Grosse

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Désir 1 (1965)

avec toi je me sens (inspirer fort)

(expirer fort) sans toi

avec toi je deviens

prolifération d’analogies

succession d’annexions

chiens et chats s’insinuent dans mes cris d’amour

je suis miaulements avant

grognements pendant

mes ongles et mes doigts deviennent griffes et pattes

aux anges je prends leur légèreté

au taureau sa virilité

dans les plis de mes rêves

je reconstruis sans les déformer

villes d’orgies

clairières de sorcières

sur les draps je me crucifie

râlant et bavant

je deviens théâtre de la cruauté

sur ta peau s’ébauchent formes et volumes nouveaux

mes mains

autour de tes seins

sur ton ventre

font une procession

je construis de longs itinéraires

qui me révèlent

t’édifient

dont les clefs sont l’origine du tracé

nos désirs sans objet

ton vagin sanctifié

sacrifié

tremble sous la pression de ma précipitation

irrépressibles tentations

la peur du sacrilège me tenaille et me déchaîne

pour toi je galope étalon d’alpages

sans bouger du matelas

toi tu passes vite

comme les hirondelles

faisant siffler l’air à nos oreilles à l’approche de l’orage

assis dans la mousse de ton pubis

je joue avec mon pénis

cadeau et défi

tes yeux m’envahissent

et j’apprends à lire

des rires venus de toi me croisent

aèrent mon corps crispé sous le tien

tes étonnements font naître les miens

dans ma main droite ils se débattent

tes yeux parfois alors se voilent

et du merveilleux glisse sur ma peau océane

l’angoisse te fait craquer comme le bois

écorce j’éclate

cuirasse je cède

à tes mains je me livre pour un feu de joie

pour tes yeux je me délivre de mes grincements de scie

(devant L’origine du Monde de Courbet et

le Nu couché, bras ouverts de Modigliani)

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Désir 2  (1965)

Tu sais dire avec des mots de tous les jours

les délices de ta peau

les blandices de ton âme

tu sais dire avec des phrases sans difficultés

ce que tu sens en surface

ce que tu ressens au profond

ainsi tu m’introduis

dans tes jours et nuits de chatte du bonheur

j’y accède

feulant

comme chat attiré attisé au seuil d’une nuit d’allégresse

des jets d’ombre épaississent ta vérité de vibrante

angoisse de la vie

la mort prépare déjà ses allumettes

mais ton corps est encore d’ici

et tes mots me pénètrent

ils tombent drus et durs

morceaux de ta peau

désirante

délirante

ils tombent dans mon sommeil

flaque stagnante en attente

carrousel tournoyant de rêves libérés

ils tombent étoiles froides désorbitées

des couches de tes désirs

lourds et doux

si proches des miens

si lointains

tes mots me pénètrent

mouillés salivés

resurgissent empoussiérés

curetage qui me débarrasse de mes soumissions d’esclave

tes mots se propagent lentement à travers les croûtes de mon être

restes d’autres agressions d’autres fusions

ils se propagent en sautant d’un étage à l’autre de mon être

montant descendant

des escaliers

en ruines

en projets

débris de bombardements insolents

gravats de contacts bouleversants

par toi en moi je trouve mes dimensions

je découvre mon espace

deux visages penchés sur une rêverie de berceau rose et bleu

je touche à mon présent

nos désirs sans retenue pour donner vie

(Désir 1 et Désir 2 ont été publiés dans La Parole éprouvée, 2000)

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Le libre jeu (Une fille à la dérive)
 

Prends
Je t’apporte un corps des lèvres une peau
des yeux une voix des gestes
je t’apporte mes caresses mes mots
mon cafard mes espoirs mes cuisses mon ventre 
Prends-moi dans tes bras dans tes draps
Je t’apporte tout cela
et plus encore
mon cœur et ses faiblesses
ses angoisses sa force et son mystère
et ma tête ni bien pleine ni bien faite
Je t’apporte tout cela
sans calcul sans pari
sans savoir si je me donne ou me refuse 
spontanément facilement
Je t’apporte tout cela
sans tendre la main
ni pour trouver toit
sans cris ni larmes
dispersée rassemblée
enracinée déracinée
dans un sourire 
pour aujourd’hui
Prends-moi dans tes bras dans tes draps 
Débrouille-toi avec tout cela
Je ne sais faire ni vaisselle ni cuisine
pas même l’amour
Je ne sais que croire
sans savoir à quoi et sans savoir pourquoi 
Débrouille-toi avec tout cela
aujourd’hui
peut-être demain
ici n’importe où
peut-être ailleurs
Peut-être que demain tu ne seras plus comme tu es 
peut-être qu’ailleurs ce sera un nouveau départ 
néant ou nouvel élan
peut-être qu’ici ce sera une foi nouvelle
ou une fois de plus
Prends maintenant
que je me délivre
car peut-être tout à l’heure
me verra partir sans bagages
à cause d’un vieux souvenir
qui vient me presser la tête
au milieu de la fête
poussée par le vent
de l’impossible oubli
n’importe où


(JCG, Lille, 1964, au sortir d'un film de Paule Delsol, La dérive ou Une fille à la dérive)

Une fille à la dérive ou La dérive, film de Paule Delsol, vu en février 1964 à Lille; toujours en mémoire, hipocampe, hippocampe, pourquoi ? je n'avais pas encore rencontré la fille de ma vie, la femme d'une vie, cela se passa en octobre 1964 à Le Quesnoy dans le nord
Une fille à la dérive ou La dérive, film de Paule Delsol, vu en février 1964 à Lille; toujours en mémoire, hipocampe, hippocampe, pourquoi ? je n'avais pas encore rencontré la fille de ma vie, la femme d'une vie, cela se passa en octobre 1964 à Le Quesnoy dans le nord

Une fille à la dérive ou La dérive, film de Paule Delsol, vu en février 1964 à Lille; toujours en mémoire, hipocampe, hippocampe, pourquoi ? je n'avais pas encore rencontré la fille de ma vie, la femme d'une vie, cela se passa en octobre 1964 à Le Quesnoy dans le nord

L’ARDEUR DU POÈME

Partout, en tous pays et dans toutes les langues, des poèmes s’improvisent, se composent, se disent ou s’écrivent. Ces chants, ces invocations, ces exorcismes, ces textes sacrés ou profanes, ces cris de révolte, ces blasphèmes, ces jeux, ces litanies d’amour, ces déplorations, ces visions lumineuses ou sombres, qu’on les nomme ou non poèmes, participent d’un même élan, d’une même ardeur. Avoir recours à la parole et aux mots pour créer un alliage de sens et de sons qui excède les limites du langage ordinaire, et par là les interdits et les normes, voilà qui semble une pratique commune sans rien jamais de commun, puisqu’il s’agit d’expériences exception- nelles ou banales, mais transmuées en créations singulières.

Qu’est-ce donc que cette activité qui ne se connaît pas de frontières alors qu’elle requiert une multitude de passeurs ? Qu’est-ce donc que la poésie ? Quelle est sa spécificité dans le champ de la littérature et des arts ? Pourquoi son importance capitale dans l’histoire des civilisations est-elle sans commune mesure avec son audience immédiate ? Quel est son rôle et quel est son défi dans le monde d’aujourd’hui ? En quoi est-elle résistance, en quoi est-elle promesse ? Comment les poètes conçoivent-ils la poésie ? Qu’ont- ils à nous dire de leur expérience et de leur pratique personnelles ? C’est un riche faisceau de questions qui est à l’origine de ce numéro d’Europe. Nous avons voulu mener cette exploration en donnant la parole à des poètes du monde entier, persuadés qu’on respire mieux et plus intensément au grand large que confiné dans son pré carré.

Dans A Defence of Poetry, en 1821, méditant sur le destin de la poésie, Shelley rappelait qu’elle était née en même temps que l’homme et redoutait un âge où sa voix ne se ferait plus entendre que comme les pas d’Astrée quittant le monde. Pourtant, disait-il, « la culture de la poésie n’est jamais plus désirable qu’aux époques pendant lesquelles, par suite d’un excès d’égoïsme et de calcul, l’accumulation des matériaux de la vie extérieure dépasse le pouvoir que nous avons de les assimiler aux lois intérieures de la nature humaine ». C’était souligner à quel point la poésie concerne de près le foyer de l’humain. Dans le rapport entre forme de vie et forme de langage, peut-être est-elle ce qui s’offre en plus active offrande. Pour désigner ce dont il est ici question, Dante avait forgé le néologisme trasumanar : accomplir jusqu’aux plus lointaines limites tout le parcours dans l’humain, jusqu’à un seuil où le poème, après avoir « traité les ombres comme choses solides », ce qui revient à circonscrire jusqu’à l’incorporel dans le corporel, à porter le langage au-delà du sensible avec le sensible, révèle un point d’incandescence qui est aussi un état de silence et de nudité : « Plus pauvre désormais sera ma parole / [...] que celle d’un enfant / qui baigne encore sa langue à la mamelle ». Ainsi, au terme de la Divine comédie, au chant ultime du « Paradis », il y a comme un cri d’enfant, image de la vie au plus près de sa naissance.

Le poème est aussi naissance. «Une âme inaugurant une forme » disait Pierre Jean Jouve. Il constitue une expérience qui nourrit le principe vital. Selon les mots de Shelley, la poésie « crée un être dans notre être... elle libère notre vue intérieure de la pellicule de l’habitude qui nous rend obscure la merveille de notre être, elle nous impose de sentir ce que nous percevons, et d’imaginer ce que nous connaissons ». Même dans le cri d’enfant qui passe entre les vers de Dante, elle est toujours une voix, jamais un écho. Mais de quelle voix et de quelle naissance s’agit-il ?

Sans doute faut-il s’interroger sur le fait qu’en des temps reculés, en Inde comme en Grèce, furent tissés sur une même trame la poésie et le sacrifice. « Le Sacrifice désira la Parole. “Ah ! comme je voudrais faire l’amour avec elle !” Et ils s’unirent » lit-on dans le Shatapatha-Brâhmana (III, 6-2-16). En Grèce ancienne, Apollon était ce dieu dont Pindare nous dit qu’il octroie la cithare et donne la Muse à qui lui plaît. Apollon était aussi le dieu boucher et sacrificateur (mágeiros), celui « qui aiguise, innombrables, les coutelas de Delphes et instruit ses serviteurs en cet office », lit-on chez Aristophane. Qu’il fût habile à manier le couteau, l’épisode du dépeçage de Marsyas nous le rappelle aussi. Et que cette maîtrise ne soit pas sans lien avec l’art du poème, Dante nous le laisse entendre au chant I du Paradis, quand sur le point de s’engager dans ce qu’il estime être le plus haut défi de son poème, il invoque Apollon en ces termes : « Entre dans ma poitrine et souffle, ô dieu, / comme le jour où tu fis Marsyas / hors du fourreau de ses membres jaillir. » Ce qu’implique le propos de Dante, au-delà d’un appel à l’inspiration, c’est que cette dernière ne peut surgir et habiter le poète que s’il s’est préalablement vidé de lui-même, défait de soi jusqu’à atteindre au plus extrême dénuement. Celui qui ressent son insignifiance est mieux que tout autre préparé à tenter le geste du poème. Il va convertir son mutisme douloureux en un silence où la parole pourra s’incarner. Une parole où derrière chaque mot, c’est le langage tout entier qui tente une sortie.

Car le poème est une naissance au monde. Il s’accomplit dans la pleine conscience ou l’intuition obscure que l’origine n’est pas un point fixe à l’orée d’une vie, mais qu’elle constitue un processus constant : une manière d’engager à nouveau un pari avec l’inconnu, une activation de la vie qui autrement s’enliserait dans la narcose, dans la fatigue et l’usure du quotidien. « Incessante origine », a dit Mario Luzi. Mais si le poème est naissance au monde, il est aussi naissance du monde. C’est le sens même du sacrifice.

En effet, la fonction du sacrifice est de revivifier l’univers en actualisant le moment apertural de l’origine. Il n’affirme pas un principe d’invariance et de répétition, mais le fait que depuis le premier jour, et chaque jour depuis, toute chose a été, est et doit être accomplie radicalement, c’est-à-dire selon sa racine, dans l’aurore d’une genèse. L’Inde ancienne nous offre à ce propos des ouvertures fécondes, qui nous incitent aujourd’hui encore à interroger la signification profonde du fait poétique. La pensée védique du sacrifice, intimement liée à la pensée du poème, rejoint les réflexions des Formalistes russes du Xxe siècle sur l’œuvre d’art comme conjuration de l’entropie. « Les premiers poètes ont marché dans le sentier de la Parole grâce au sacrifice » lit-on dans le Rg-Veda (X, 71). Selon les hymnes védiques, la parole a pouvoir d’ordonner et d’harmoniser la totalité du cosmos. Et dans le Shatapatha-Brâhmana, composé entre le Xe siècle et le VIe siècle avant notre ère, le monde régénéré par le poème-sacrifice fait à son tour entendre un chant : « Se sentant tout entière achevée la Terre chanta : d’où son nom de Cantatrice... c’est pourquoi ce qui se croit achevé chante, ou se plaît aux chants ».

La poésie n’est pas une essence. Elle est peut-être ce qui relie l’énergie de l’âme à l’énergie de la langue. Quand ces deux énergies ne sont pas au contact ou restent assoupies, l’humanité en nous mortifie son essor. Nous gisons alors, pour reprendre la phrase de Shelley, « sous les cendres de notre propre naissance et couvons un éclair qui n’a pas trouvé de conducteur ». La poésie ne serait-elle pas, comme l’amour, et dans la conscience même de notre finitude, ce qui nous relève quotidiennement de notre propre mort psychique et spirituelle ? Dans Résurrection du mot (1914), Victor Chklovski observe que dans le langage de tous les jours, nous revêtons fatale- ment la cuirasse de l’habitude et ne prêtons plus attention aux mots que nous employons. Nous ne les entendons plus. De ce fait, si les mots nous permettent encore de reconnaître le monde, ils ne nous invitent plus à le voir et à le ressentir. « Nous sommes semblables aux riverains de la mer qui n’entendent plus le bruit des vagues... semblables au violoniste qui aurait cessé de ressentir son archet et ses cordes... Seule la création de formes nouvelles de l’art peut rendre à l’homme la sensation du monde, peut ressusciter les choses et tuer le pessimisme » écrit Chklovski. Dans le droit fil de cet argument, les Formalistes russes ont mis en circulation le concept d’ostranenié, terme qui pourrait se traduire par défamiliarisation, dans le sens de « rendre étrange », c’est-à-dire « de créer une perception particulière de l’objet, de créer sa vision et non pas sa reconnaissance ». Il y a trois mille ans, l’Inde avait déjà conceptualisé l’écart entre le travail profane et le travail du rite, comme entre le discours de la communication usuelle et le poème. Dans Cuire le monde, Charles Malamoud signale que selon les théoriciens indiens, « le principe qui est la base des figures de la poétique est le vaicitrya (diversité-étrangeté), ou la bhangi (rupture), ou encore la vakrotki (diction courbe). » Et sur ce qui fait lien entre poème et sacrifice, le grand indianiste nous dit encore : « Pindare, arrivant à Delphes, offre un péan, en guise de victime ; le poète taille dans la matière verbale comme le sacrificateur dans la chair de l’animal ; les articulations du vers sont l’image des membres du corps, et les césures une transposition des incisions, etc. Le poème peut être une offrande, parce qu’il est l’analogue d’une victime. Dans l’Inde, la victime peut être une offrande parce que le couteau du dépeceur en fait l’analogue d’un poème. »

Le poème et le sacrifice n’ont d’autre fin que de transformer la parole et le geste humain en véhicule de l’aurore. Au cours du siècle qui vient de s’achever, Pierre Jean Jouve l’a expressément écrit : la fonction du poète, disait-il, implique le sacrifice, « car pour être chargé de la puissance d’amour antagoniste à la mort, le poète doit transporter cette puissance dans tous les endroits où elle est attaquée et recevoir avec elle les coups ». Il précise que dans un monde adonné au ravage, à la destruction, à la négation féroce, l’affirmation du poème doit traverser « une vraie mort, sinon corporelle, du moins mentale : la mort à toute certitude, à la seule certitude nécessaire ». Si le poème participe à la recomposition du monde, c’est qu’il naît d’une dislocation ou qu’il a traversé l’épreuve de l’anéantissement.

On s’étonnera peut-être qu’au seuil d’un numéro d’Europe qui ouvre ses pages aux réflexions de poètes contemporains, on ait risqué une ouverture à tonalité transhistorique. Sans doute y a-t-il là une part d’impertinence, mais on ne répétera jamais assez avec Marina Tsvetaeva que «toute vraie contemporanéité est coexistence des temps ». Et qu’il n’est nullement anachronique, le présent n’étant pas moins tragique que le plus lointain passé, de voir la poésie comme la voyait Mandelstam : « un soc qui affouille le temps afin d’en faire émerger les couches profondes, le tchernoziom », condition nécessaire pour atteindre aux terres vierges du temps.

Apollinaire qui avait connu d’autres combats, de ceux qui laissent le corps physiquement meurtri, demandait néanmoins : « Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières / De l’illimité et de l’avenir ». Alors, pitié ou pas, ne désertons pas cet horizon fragile qui est à reconquérir sitôt conquis, à rêver, à perdre, à réinventer, dans cet irrépressible mouvement qui tient de l’effraction et de la lumière.

Jean-Baptiste PARA et André VELTER Revue Europe, mars 2002

les 3 textes manuscrits ouvrant et fermant La Parole éprouvée, parue le 14 février 2000 / Et ton livre d'éternité ? 2022
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