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Blog de Jean-Claude Grosse

notes de lecture

Le Cosmos et le Lotus/Trinh Xuan Thuan

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

Le Cosmos et le Lotus

de Trinh Xuan Thuan

Confessions d’un astrophysicien

Livre de Poche 2013

Voilà un livre d’excellente vulgarisation scientifique sur les origines et devenirs de l’univers en même temps qu’une autobiographie d’une grande authenticité, ouverte sur des questionnements philosophiques, épistémologiques, historiques, politiques, éthiques, spirituels où le bouddhisme occupe une place importante.

Trinh Xuan Thuan, fils d’une famille de mandarins vietnamiens a connu tous les déchirements vécu par le Vietnam pendant 30 ans, de la guerre d’Indochine à l’après-guerre du Vietnam. Les pages consacrées à son pays, aux deux conflits, à l’après-guerre, au sort de son père, président de la cour suprême du Vietnam sous le régime du sud et donc interné en camp de rééducation sont très limpides : on y voit comment les Américains par peur du communisme s’engagent dans un conflit qu’ils vont perdre, livrant des millions de Vietnamiens au sort des boat people.

À cause du discours de Phnom Penh du Général de Gaulle le 1° septembre 1966, Saigon rompant les relations diplomatiques avec Paris, l’auteur, brillant élève, ne peut intégrer le lycée Louis-le-Grand qui l’avait accepté et se retrouve en Suisse à Lausanne. N’y trouvant pas son compte car voulant se former à la physique au plus haut niveau, il pose sa candidature dans trois établissements prestigieux des Etats-Unis, le MIT, le Caltech et Princeton. Admis avec bourse dans les trois établissements, il choisit le Caltech où enseignent deux scientifiques de renom, Feynman et Gell-Mann. Il avait eu la chance comme il dit, d’être au bon endroit au bon moment pour tomber dans la marmite de l’astronomie et devenir astrophysicien.

Conditions initiales (celles d’un fils de mandarin éduqué dans le confucianisme, soucieux de s’instruire et de se former, soucieux aussi de la voie du ren, la plénitude d’humanité) et conditions exceptionnelles de nature historiques et politiques, modificatrices de trajectoire ont contribué à faire de Trinh Xuan Thuan, le chercheur et le sage qu’il est devenu, en toute liberté.

La clarté de ses exposés sur ce que l’astrophysique nous apprend aujourd’hui est à souligner. Dans une langue qui est celle de son éducation au lycée français de Saigon, il nous rend accessibles des données s’exprimant en langage mathématique. Nous voici en contact avec l’univers, avec les avancées, les hypothèses, les conditions de travail des chercheurs en sciences fondamentales. L’auteur est d’une grande honnêteté dans ce qu’il nous dit, ne cachant pas ce qui fait problème que ce soit sur les plans théorique, épistémologique ou éthique. Il n’hésite pas à se prononcer dans les débats non encore tranchés par la science, préférant l’hypothèse d’un univers à celle des multivers, un principe anthropique fort à un principe faible, montrant ce qu’apportent les notions d’incertitude, d’indétermination, d’imprédictibilité, d’incomplétude et d’indécidabilité à un ensemble de lois et de constantes universelles faisant l’essentiel de l’édifice scientifique d’aujourd’hui, un ensemble qui rend compte, explique dans le détail, sans tout expliquer, laissant place au hasard, au chaos, au contingent, à la créativité de l’univers.

Ses considérations sur les principes du bouddhisme, l’interdépendance, la vacuité, l’impermanence, sont d’une grande pertinence sans me convaincre complètement, lui non plus d’ailleurs, sauf dans la pratique éthique du bouddhisme. On sort de la lecture de ce livre passionnant, riche d’une conscience plus grande. On se sent en symbiose avec cet univers qui tend peut-être vers une conscience et où donc nous avons peut-être notre place pour lui donner son sens. Autrement dit, cet univers contiendrait en puissance dès l’origine, l’apparition de la conscience pour en saisir l’organisation, la beauté et l’harmonie. C’est un livre de réenchantement du monde et Pascal ne serait plus effrayé. Quand je considère la petite durée de la vie, absorbée dans l’éternité précédente et suivante, le petit espace que je remplis, et même que je vois, abîmé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce temps a-t-il été destiné à moi ? Trinh Xuan Thuan partage la conviction d’Einstein : Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains, a télégraphié Einstein au rabbin Goldstein qui lui demandait s’il croyait en Dieu.

Ah si je pouvais organiser une rencontre entre Trinh Xuan Thuan, 65 ans, et Marcel Conche, 92 ans, l’un parlant de l’Univers, l’autre de la Nature, l’un exposant ses vues sur le bouddhisme, l’autre sur le taoïsme, tous deux disant en quoi consiste La voie certaine vers « Dieu ». Cela ferait, j’en suis sûr, un bel entretien et un petit livre essentiel.

En attendant voici une rencontre inédite. Elle s'est passée le 10 août 2013 pour la nuit des étoiles, au gîte de Batère à Corsavy. En fait j'étais en Espagne catalane pour préparer la chaîne humaine de 400000 personnes du 11 septembre 2013 mais comme selon le principe de non-séparabilité de l'espace exigé par la mécanique quantique, ici et là c'est identique, je n'ai eu aucun problème pour être aux deux endroits en même temps.

Playlist de la rencontre du 11 novembre 2009 entre Marcel Conche et Edgard Gunzig, cosmologiste.

Opacité/Clarté

Entretien entre une cosmologue et un philosophe

10 août 2013. Soirée (g)astronomie au gîte de Batère, 1500 mètres d’altitude, à Corsavy. Ciel constellé. Pour observation après le repas.

Ont été invités Ada Lovelace, descendante de Lord Byron, 36 ans, cosmologue, génie du calcul intensif et Marceau Farge, fils de paysans corréziens, 91 ans, philosophe naturaliste d’une grande liberté d’esprit.

Marceau – Je me suis souvent demandé, Madame, ce que nous apportait la science : des certitudes valables un temps seulement, souvent contestées du temps même de leur prééminence, sur lesquelles s'appuient des volontés intéressées de maîtrise sur la nature et sur l'homme. N'est-ce pas ainsi qu'il faut voir la recherche acharnée des constantes ?

Ada – Les quinze constantes physiques actuelles sont d’une précision et d’un équilibre qui nous ont rendu possible : matière, vie, conscience. Votre méditation métaphysique, cher Marceau, n’est qu’une spéculation solitaire sans vérifications. Les chercheurs avec leurs télescopes comme Hubble captent des lumières (la gamma, la X, l’ultraviolette, la visible, l’infrarouge, la radio) de plus en plus faibles provenant de l’univers (sans lumières, ils sont dans le noir). Voir faible c’est voir loin dans l’espace indéfini et tôt dans le temps immense. Nos tâtonnements lents, rigoureux, collectifs, débouchent sur un modèle d’univers cohérent et beau, en symbiose avec nous.

Marceau – La disproportion entre l'opacité et la clarté ne plaide-t-elle pas pour la méditation impatiente et quasi-aveugle sur l'opacité ? Elle ne dérange pas l'ordre des choses étant sans volonté de puissance, sous-jacente au désir de savoir.

Ada – Vous provoquez là ! Votre métaphore n’a rien d’aveuglant. Nous, chercheurs, mettons en place des notions nous permettant d’éclairer l’opacité : hasard, chaos, inflation, singularité, fluctuation quantique. Nous voyons se multiplier les paradoxes qui mettent à mal nos modèles à contraintes et constantes

Marceau – la métaphysique en a inventés, inventoriés depuis longtemps. Voyez Anaximandre, son infini, son germe universel, Héraclite, le feu comme principe de création, destruction, bien avant votre big bang, Démocrite, ses atomes, Épicure, le clinamen (une déviation, une mutation). La contemplation ouvre sur des visions développées en métaphores

Ada – vos métaphores métaphysiques, Marceau, sont figées. Nos paradoxes scientifiques sont dynamiques. Pensez aux effets du paradoxe EPR (1935) qui révèle qu’ici est identique à (1998). Observer en 1998 que l'expansion de l'univers, décelée en 1929, est en accélération oblige à poser l'existence d'une énergie répulsive responsable de cette accélération. On postule l'énergie noire. Et les calculs intensifs, pétaflopiques, bientôt exaflopiques, que j’entreprends avec les calculateurs Ada et Turing sont réalisés pour tenter de la caractériser avant de la déceler.

Marceau – On a donné votre nom à un calculateur pétaflopique ? (Elle rit.) Rien n'interdit ma méditation de se nourrir de vos calculs. Échange chiffres contre images. Pour évoquer la recherche de la vérité, je vois un archer tirant dans le noir. Où est la cible ?

Ada – Les constantes sont d’une telle précision qu’il faut que votre archer vise une cible carrée d’un centimètre placée aux confins de l’univers. Enlevez un 0 à 10 puissance 35 et vous avez un univers vide et stérile.

Marceau – Savoir que nous sommes des poussières d'étoiles dans un univers anthropique, connaissances scientifiques du jour, enrichit ma pensée de la Nature, m'évite de m'égarer dans une théologie créationniste ou dans une métaphysique matérialiste, déterministe et réductionniste comme celle du Rêve de d’Alembert de Diderot

Ada – d’autant que nous distinguons deux sortes de matières, la matière lumineuse, visible et la matière noire, jamais observée, comme l’énergie noire

Marceau – si vous permettez que je vous appelle Ada, le noir, Ada, semble dominer votre domaine de recherches

Ada – 73% d’énergie noire, 23 % de matière noire, 4% de matière ordinaire dont 0,5% de matière lumineuse, telles sont les proportions proposées aujourd’hui pour l’univers

Marceau – soit 0,5% de clarté pour 99,5% d’opacité. Le raccourci de la méditation sur le Tout de la Réalité me convient mieux que le long chemin sinueux de la connaissance parcellaire qui bute sur le mur de Planck.

Ada – Cela nous mène où, Marceau ?

Marceau – vous Ada, à savoir presque tout sur presque rien, moi à voir la Nature comme infinie, éternelle, un ensemble ouvert, aléatoire, en perpétuelle création de mondes inédits, ordonnés, périssables, inconnaissables. Notre conversation par exemple n’était pas programmée bien qu’annoncée. Elle est inédite et restera unique. Parce que c’est vous, parce que c’est moi. L’infini ne s’épuise pas et ne se répète donc pas. Dans de telles conditions de créativité au hasard et d’inconnaissance de cette créativité, la seule attitude me semble être le respect de ce que je ne peux connaître complètement selon le théorème de Gödel de 1931.

Ada – Connaisseur à ce que j’entends. Le chemin de la connaissance scientifique est à l’opposé de votre raccourci méditatif sur le Tout. Il ne vise à expliquer que du détail, même aux dimensions de l’univers. Il rend compte de ce qui existe par des lois et du chaos.

Marceau – Pourquoi ce détail, Ada, l’origine de l’univers, plutôt que tel autre ? parce que la métaphysique vous attend aux confins. Expliquer par du nécessaire et du contingent n’empêche pas les trous noirs entre les différents domaines expliqués incomplètement.

Ada – Ne me dites pas, Marceau, que vous êtes fermé aux efforts de clarté des chercheurs sur tous ces détails. Ce sont les visages troués de votre Nature.

Marceau – Je médite sur ces visages que vous m’offrez mais j’en vois les limites, Ada. L’Univers n’est pas la Nature. Vous vouliez un tableau fidèle. La Réalité vous impose le flou quantique.

Ada – Votre raccourci vous a demandé une vie pour déboucher sur une métaphore de dix lignes

Marceau – sur l’étonnement et l’émerveillement, chère Ada. Ce qui nous a construits, par asymétries et découplages, des atomes primordiaux aux éléments chimiques, puis par code depuis LUCA, des gènes aux hémisphères cérébraux, si dissemblables, le droit (celui des images), le gauche (celui des calculs). Ce qui nous a conduits par les chemins sinueux de la causalité probabiliste, par les raccourcis de la liberté, à Corsavy, aujourd’hui, pour contempler la Beauté.

(Il plonge ses yeux rieurs dans les siens. Elle rit.)

Texte à paraître dans Diderot pour tout savoir en octobre 2013 aux Cahiers de l'Égaré avec 35 autres textes d'autres écrivains.

Jean-Claude Grosse

Le Cosmos et le Lotus/Trinh Xuan Thuan
Le Cosmos et le Lotus/Trinh Xuan Thuan
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Écrire le viol / Rennie Yotova

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès
couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès
couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès
couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès
couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès

couverture et table des matières de Elle s'appelait Agnès

Écrire le viol

Rennie Yotova

Non Lieu 2007

 

 

Tentant d'écrire avec une quinzaine d'autres auteurs de théâtre, membres des EAT (écrivains associés du théâtre), particulièrement touchés par le viol et l'assassinat le 16 novembre 2011 de la jeune Agnès, petite fille d'un des nôtres, j'ai cherché et trouvé dans ma bibliothèque cet essai de Rennie Yotova, maître de conférences à l'Université de Sofia (Bulgarie). Ma note de lecture est mitée par des considérations personnelles.

L'enjeu de cet essai est formulé en 4° de couverture : le viol peut-il légitimement être abordé en tant que sujet artistique ? En quoi et comment l'art est-il susceptible de penser ou d'exprimer le viol ?

La mythologie, traversée par des scènes de viols (Zeus est un spécialiste du rapt et du viol, usant de tout un tas de subterfuges) permet de repérer six types de viol : viol-vengeance, viol-mutilation, viol-domination, viol-inceste, viol-blasphème, viol-éveil du transsexsuel.

Trois fonctions du viol : la fonction excrémentielle, la fonction cannibalique, la fonction sacrificielle.

Trois attitudes chez les victimes : une attitude passive comme celle de Cunégonde dans Candide ou celle d'Adèle L. dans le roman d'Anne-Zoé Vanneau, Prison intime, une attitude active comme celle d'Artemisia Gentileschi (Judith décapitant Holopherne) ou de Nicky de Saint-Phalle (les Nanas), une attitude engagée comme celle des deux touristes belges portant plainte le jour même de leur viol par trois hommes (procès retentissant d'Aix-en-Provence en 1974) ou celle de Samira Bellil, auteur de Dans l'enfer des tournantes.

Le parcours littéraire de Rennie Yotova nous remet en mémoire, un nombre conséquent de romans, ayant le viol comme sujet. À commencer par Les Possédés de Dostoievski : confession de Stravoguine sur le viol de la petite Matriocha qui finit par se suicider comme la petite Mouchette de Bernanos, l'une dans Sous le soleil de Satan, l'autre dans Nouvelle Histoire de Mouchette. Le roman de Cendrars, Moravagine (mort à vagin), est longuement évoqué, les deux personnages, Moravagine et Raymond-la-science étant animés par une misogynie sans bornes, haine de la femme et d'abord de la mère, se nourrissant des écrits de Schopenhauer et de Nietzsche. Misogynie à l'oeuvre aussi chez Steven Brown, le violeur tueur du roman d'Anne Hébert, Les fous de Bassan, roman polyphonique puisque le même crime est raconté par cinq voix différentes dont celles des deux victimes, Nora et Olivia Atkins, l'une avant sa mort, l'autre après. Tout comme le film Rashomon de Kurosawa avec ses quatre récits du même viol.

Les Noces barbares de Yann Quéffelec est un roman matricide, les 3 Gi's violeurs de Nicole la souillant, la remplissant de leurs excréments, puanteur pestilentielle qu'elle retrouve sur le corps du fils qu'elle a de ces noces barbares, Ludo. Viol-blasphème.

Sur ces viols de temps de guerre, on se référera à Une femme dans Berlin. Au film Va et regarde, requiem pour un massacre d'Elem Klimov (1985). À la pièce Du sexe de la femme comme champ de bataille de Matéi Visniec. Au roman Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat où l'écriture tente de rendre la bestialité, la déshumanisation des soldats par des verbes guerriers, sexuels dans une phrase quasi-infinie mettant en jeu des organes et leurs sécrétions, l'anus, le pénis, le nez, les aisselles, le poing donc un corps émietté, morcelé.

Cette liste d'oeuvres puissantes montre que les « motivations » des violeurs sont multiples, que le viol est un acte de violence dont aucune écriture ne rend compte car le viol ne fait pas sens. Le viol est négation de l'autre, de son corps, de son âme (ce qui fait qu'on est soi et pas un autre). Les séquelles du viol sont non seulement physiques mais psychiques, durables à vie, engendrant remords, culpabilité, néantisation, vie entre-deux, entre vie et mort, mort psychique.

À preuve encore, L'enfer des tournantes de Samira Bellil ou La tournante de Élisa Brune. Avec Le fil cassé d'Ariane de Le Clézio où les motards loubards de la cité violent Christine sans même enlever leur casque, leur violence les laissant sans voix, sauf l'ordre Déshabille-toi ! Viols-domination.

Renversement d'attitude avec Baise-moi de Virginie Despentes, les filles développant le même sadisme violent que leurs agresseurs. Viol-éveil du transsexuel, devenir garçon, homme.

Ne voit-on pas se développer sur un mode soft pouvant virer à la cruauté, le phénomène des femmes-cougars ?

Toute fraîche, la cannibalisation médiatisée de sa victime par Luka Rocco Magnotta.

Précédent le viol d'Agnès, le meurtre horrible de Marie-Jeanne, 17 ans, en Ardèche, le 21 juin 2011, son assassin venant d'être retrouvé, 19 ans.

Autant de phénomènes de banalisation du viol et du meurtre (le cas Breivik est particulièrement significatif de la froideur à laquelle peuvent atteindre certains tueurs, se déshumanisant par jeux vidéos et films pornos), phénomènes révélateurs pour les uns de l'inhumain dans l'humain, soit l'autre face de la nature humaine, pour les autres de la dégradation du lien social et des valeurs allant avec, la dignité, le respect, l'intégrité. Nature et (ou) culture ?

Le viol est inhumain et produit de l'inhumain. Cela signifie que l'absence de sens du viol est aussi une défaite de la raison pour comprendre, expliquer et de la volonté pour contrôler, canaliser, sublimer. Le violeur, la violeuse veulent échapper à la question des conséquences de leurs actes, ne veulent pas se la poser pour ne pas renoncer à la violence, à la folie de leurs actes. Lesquels affirment l'impossible rencontre avec l'autre, impossible rencontre décrétée, fantasmée, héritée, affirment aussi l'impuissance au sens sexuel, compensée par la violence et l'abjection de la prise, de l'humiliation imposée.

Dans Viol de Danièle Sallenave, dans Festen de Thomas Vinterberg, on a affaire à des viols, des incestes dans deux types de milieu, défavorisé et aisé. Viols-incestes.

Même situation révélée à 62 ans, 50 ans après les faits, par Nicky de Saint-Phalle, violée par son père, banquier et aristocrate et qui a transmuté ce trauma par la création artistique : présence dans son œuvre des serpents, des monstres, peintures avec tir à la carabine sur des cibles, les Nanas, la sculpture Hon, (Elle), la plus grande femme du monde dans laquelle on pénètre par le vagin.

Dans Disgrâce de Coetzee, c'est le ressentiment des Noirs vis à vis des Blancs qui conduit au viol collectif de Lucy, la fille du professeur Lurie, impuissant malgré sa culture, à définir le viol.

D'autres récits présentent d'autres points de vue, la violence par peur d'être séduit chez Textor Textel dans Cosmétique de l'ennemi d'Amélie Nothomb. Viol-domination.

Le viol, jouissance sublime de la mort, dans Le Grand Cahier d'Agota Kristof où Bec-de-Lièvre se suicide par le viol, sourire sur ses lèvres retroussées sur les dents. « Elle est morte heureuse, baisée à mort » dit la mère qui a tout vu aux deux jumeaux lesquels vont détruire par le feu fille et mère.

Images du vieillard pervers dans Le Retour de Casanova et Mademoiselle Else  d'Arthur Schnitzler.

Fantasmes sadiques du docteur Morgan chez Robe-Grillet. Glissements progressifs du plaisir, Trans-Europ-Express, Le Voyeur, Souvenirs du triangle d'or, La Belle Captive. L'auteur et cinéaste connaît bien son Sade : Puisque le Sadien ne recherche jamais la participation, mais seulement le viol, le plaisir ne peut qu'être imposé à l'autre au même titre que la souffrance. La victime doit être enchaînée même et surtout pour recevoir des caresses.

Esthétisation du viol comme œuvre d'art dans Le Dalhia Noir de James Ellroy. À compléter par L'affaire du Dahlia Noir de Steve Hodel, le fils du docteur Georges Hodel, flic découvrant que son père est le violeur esthète monstrueux d'Elizabeth Short, viol et meurtre inspirés par deux œuvres de Man Ray, Les Amoureux et la photo Le Minotaure, par L'Homme qui rit de Victor Hugo et par quelques lignes de Mon cœur mis à nu de Baudelaire. Ce viol-vengeance et viol-mutilation consistant en une mise à mort cruelle et esthétisée fait penser à l'essai de Thomas de Quincey, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts, essai qui a fortement influencé Cyril Grosse dans son roman, Le Peintre. Un des personnages ne s'appelle-t-il pas Thomas Quyncet ? Et Joseph, le serial-killer, ne tue-t-il pas sans que le lecteur se rende compte qu'un assassinat vient de se commettre dans les lignes qu'il vient de lire, effacement de l'acte par l'écriture. Et que dire de la relation entre Joseph et la petite Marie, sept, huit, neuf, dix ans ...

La conclusion de l'essai pose deux questions : que devient un corps violé ? que devient un corps violeur ?

Le paradoxe et l'horreur du viol tiennent en ce que le viol est refus (pour des raisons souvent obscures au violeur) de rencontrer l'autre comme sujet, comme être libre, pouvant consentir ou ne pas consentir, que l'autre est traité en objet, forcé par la violence, sans parole ou avec des paroles grossières, vulgaires, humiliantes et que de cette non-relation s'engendre un lien indestructible entre bourreau et victime, la victime étant souvent marquée à vie, incapable de se reconstruire ou fort difficilement. Combien sombrent dans la folie, se suicident ? Quant au bourreau, il n'est pas exempt lui non plus de conséquences ou séquelles, son acte le poursuit. La justice aussi.

La victime ne peut donner du sens à son viol, ne peut le comprendre ; cet acte gratuit (Noir a dit d'une voix calme : on s'est retrouvé en prison alors qu'on n'aurait pas dû … on a décidé de se venger, ça tombe sur toi, voilà, Prison intime de Anne-Zoé Vanneau) l'engage dans un lien incompréhensible, qui ne peut donc être rompu. La victime peut certes connaître un aspect du monde par l'abjection quand elle intériorise ce qui lui est arrivé, quand elle fait sienne l'abjection et la pousse à son paroxysme comme Bec-de-Lièvre. Mais connaître n'est pas comprendre ni pardonner.

Seule l'écriture peut donner du sens à la déchirure comme le dit Agota Kristof : un livre, si triste soit-il, ne peut être aussi triste qu'une vie (Le Troisième mensonge).

Cette galerie de portraits de violeurs renvoie moins à des explications biologiques, psychanalytiques ou autres de leurs actes qu'à un questionnement métaphysique. Le monstre est effrayant, l'effroi paralyse la pensée, pétrifie les sens, rend tout discours intransitif puisque il n'y a pas d'interlocution possible tant avec la victime qu'avec le bourreau.

L'écriture du viol, nécessairement tragique, peut cependant éveiller la compassion, le partage du malheur peut éventuellement soulager, permettre de résister au désespoir, de tracer le chemin d'une révolte (Nicky de Saint-Phalle), de retrouver une sorte de dignité : grâce au livre, je pense avoir retrouvé une forme de dignité (Samira Bellil).

Et si la fiction était le lieu propice à la prise en charge de la négativité humaine, non pour l'assainir, l'abolir mais pour l'explorer avec empathie et ainsi la sublimer ?

C'est à cette tache que des auteurs EAT se sont attelés. La contrainte de 1000 mots les met au défi. On est entre le silence et la profusion. Il y a des chances que les textes sonnent juste et rendent justice.

 

Jean-Claude Grosse, le 11 juin 2012

 

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Présentation de ma philosophie / Marcel Conche

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

Présentation de ma philosophie / Marcel Conche

Présentation de ma philosophie

Marcel Conche

HD 2013, Auxerre

Allant sur ses 91 ans, Marcel Conche n'arrête pas de publier.
Après la série littéraire du Journal étrange (6 tomes), après l'épisode Émilie (Le Silence d'Émilie aux Cahiers de l'Égaré, 2010, prix des Charmettes - J.J. Rousseau) le voici revenu à la philosophie avec la parution de La Liberté (Encre marine, 2011), Métaphysique (2012) et aujourd'hui la Présentation de ma philosophie. Sans oublier une autobiographie ne concernant que les 25 premières années de sa vie : Ma vie (1922-1947) Un amour sous l'Occupation, où la part belle est faite aux lettres de Marie-Thérèse Tronchon, son professeur de lettres classiques devenue sa femme.

Va paraître dans la Revue de l'enseignement philosophique son article le plus récent : Comment mourir ? qu'il nous a lu, à François Carrassan et moi-même, lors de notre dernière rencontre à Altillac, début décembre 2012, un texte en fait d'insoumission, justifiée par le choix de la mort naturelle.

Présentation de ma philosophie est un livre d'une clarté et d'une rigueur exemplaires qui ne s'encombre pas de développements, juste les arguments nécessaires pour exposer sa vérité sur le Tout de la réalité qui pour lui est la Nature.

La préface de 4 pages est d'entrée de jeu un résumé de son naturalisme. On voit comment il décline sa démarche, de la Nature infinie, éternelle, créatrice, à un échantillon de cette créativité, l'homme et son émergence dans un monde de ressources inégalement réparties d'où de la bonté d'origine (bon n'étant pas à entendre en un sens moral, la Nature créant en aveugle si on peut dire mais ce qu'elle crée est bien créé c'est-à-dire naissant, vivant, croissant, dépérissant, mourant) à la violence de l'histoire…

Le 1° chapitre expose phrases-clés et concepts sur lesquels repose sa métaphysique, les concepts-clés comme Nature naturante, nature naturée, mal absolu (déduit de la souffrance infligée aux enfants), les concepts opératoires constitués d'opposés (pensée-connaissance, métaphysique-science, fini-indéfini-infini potentiel-infini actuel …), les concepts métaphoriques comme Nature, source éternelle de vie, nuit = Obscur primordial, fond permanent de toutes choses.
Le 2° chapitre expose l'organisation des pensées de Marcel Conche, en montrant la double cohérence (logique et pratique) et la vérité de sa métaphysique : il s'agit d'une philosophie réelle mais de plus vraie, d'un naturalisme se distinguant du matérialisme. La Nature est omnienglobante, elle est infinie, source de vie (la vie est bonne, la Nature est bonne parce que source de vie), éternellement, créatrice désordonnée, sans plan ni ordre, sans cause ou par causes aveugles, au hasard, le désordre permanent et global engendrant de l'ordre régional, créatrice d'une infinité de mondes finis appelés à disparaître, d'autres naissant pour être voués aussi au néant, à la mort. Dans cette création désordonnée, sans fin, sans pourquoi, par gradation du plus simple au plus complexe, de l'infime à l'indéfini de l'Univers (le nôtre, un parmi d'autres) émerge l'homme proche par tout un tas d'aspects des animaux (sensations, émotions, conscience) mais s'en distinguant par ce qu'il est dans l'Ouvert, ouvert aux autres mondes alors que les mondes animaux sont fermés, qu'on ne peut entrer dans le monde de la mouche par exemple. Cette ouverture de l'homme fait de lui, une liberté. Il s'en sert plus ou moins, plutôt moins que plus, passant souvent à côté de sa nature, prisonnier volontaire de sa culture d'appartenance, subissant avec son consentement le poids de l'histoire qui est l'histoire de la violence entre les hommes (clans, classes, états …) à cause de l'inégale répartition des ressources. Cette situation, liée à ce que la Nature fait émerger l'homme sur la planète terre, limitée en ressources, même si elle dure depuis des millénaires n'était pas telle à l'origine (on retrouve là l'idée du communisme primitif de Marx, confirmé par les travaux de Marshall Salins : Âge de pierre, âge d'abondance) et ne sera pas telle à la fin de l'histoire grâce à la morale universelle des droits de l'homme dont il assure le fondement par le dialogue, cette morale étant l'anticipation aujourd'hui de ce qui doit advenir : la société universelle sans états, sans classes, sans conflits, le communisme de la fin de l'histoire annoncé aussi par Marx.

Le 3° chapitre expose la généalogie des pensées de Marcel Conche. On voit comment elles sont apparues, les unes très vite comme l'impossibilité de justifier le mal absolu (les souffrances infligées aux enfants, problème déjà vu par Saint-Augustin) avec toutes les conséquences qui en découlent, rejet de Dieu, de toute religion, de tout plan de chef d'orchestre, de créationnisme, dissolution de la notion d'Être, récusation de tous les faux débats sur l'Être pour substituer à cette notion celle d'Apparence absolue (empruntée à Pyrrhon), les autres plus tardivement avec le retour aux philosophes grecs d'avant Socrate. C'est avec Montaigne puis Épicure, Lucrèce, Héraclite, Parménide et enfin Anaximandre que Marcel Conche accède à sa vision de la Nature, Phusis, sans hubris, démesure. Il nous montre aussi par quelques anecdotes comment sa philosophie a été vécue par lui, dans sa vie, non simple spéculation ou seulement spéculation mais philosophie en acte, guidant ses choix les plus fondamentaux.

L'épilogue, intitulé Ma sagesse expose ce qu'il appelle sagesse tragique c'est-à-dire volonté de réaliser le meilleur de ce qu'on peut pour soi et autrui, et pour cela se singulariser en étant à l'écoute de sa nature, de ce qui fait que je ne suis pas un autre alors que le conformisme est si facile pour refuser de devenir soi, de s'assumer comme liberté, capacité à dire non puis à dire oui au nom de raisons justifiant mes choix. Avec sa sagesse tragique, il découvre Lao Tseu et le tao.

Deux compléments essentiels : La liberté, propre de l'homme, thème d'une conférence donnée à Saint-Étienne en octobre 2011 et La Nature est sans pourquoi, écho de la formule de Silésius, la rose est sans pourquoi.

C'est sur ces deux compléments que je voudrais interroger la démarche de Marcel Conche.

Il est amené à distinguer deux libertés,

une liberté première abstraite et universelle, celle déjà de l'enfant par exemple, curieux, posant des questions qui sont celles de la philosophie, portant des jugements vrais sur ce qui l'entoure ; c'est une liberté libre comme dit Rimbaud, indéterminée encore,

et une liberté seconde concrète, particulière, liberté rétrécie par l'éducation (qui est religieuse ou laïque, chacune donnant un type d'homme) avec l'assentiment de l'enfant devenant adolescent (qui peut se révolter) puis adulte se soumettant en se justifiant à des normes, des règles, des valeurs, pouvant toujours à un moment donné dire non, adoptant un style de vie d'homme collectif adapté aux attentes de la société ou optant pour le développement de sa nature profonde, sa singularité de naissance, son devenir créateur, inventif.

Raffinant cette distinction, il montre que dans l'homme collectif, il y a celui qui se réalisera dans son travail et s'en satisfera et celui qui se sachant inventif renoncera à développer ses dons pour se contenter d'une vie tranquille. Pareil pour les créateurs, les uns échouant par manque de capacité, de chance, insatisfaits négativement, les autres s'affirmant, réalisant, souvent insatisfaits mais d'une insatisfaction les poussant à se dépasser.

« Je me suis choisi poète » dit Rimbaud, voilà la liberté libre en acte, qui se détermine elle-même. Les artistes dit-il, sont les rejetons de la Nature Poète créant par improvisation, créant des individus et non des modèles ou selon des modèles, ils sont à l'écoute de la Nature en eux et à l'écoute de leur nature. Le philosophe lui, se méfie de sa nature, en particulier de sa nature désirante. L'exercice de la raison suppose la mise à l'écart du désir qui fait s'égarer, d'où pour le philosophe, la recherche de l'amour platonique plutôt que de l'amour sexuel. Poètes et philosophes vrais accèdent à la liberté concrète et complète en réalisant leur essence singulière par et dans leur œuvre qui n'est pas donnée à l'avance, inanticipable. Entre la 1° et la 2°, la variété des libertés des hommes collectifs, toujours incomplètes, imparfaites.

Comme il nous présente la Nature comme le Poète universel, créatrice d'individus et non de modèles, je m'étonne du besoin de distinction de Marcel Conche. Je préfère partir de la liberté initiale et indéterminée de chacun et suivre le parcours de chacun, enfin de quelques uns. Je n'aime pas trop le distinguo entre artistes et homme collectif, entre philosophe et croyant. Comme si s'établissait une hiérarchie. Chacun étant une création singulière de la Nature, je trouve plus intéressant de considérer chaque vie comme un roman et à écouter les gens, effectivement, chaque vie est un roman. Les romans des romanciers ne me semblent pas plus intéressants exception faite du style pour les plus grands, que les romans des simples gens, qu'ils soient aliénés dans leur religion, leur statut social, ou libérés par leur exercice de la raison.

La variété des éthiques, choix individuel, justifie qu'on ne porte pas de jugements de valeur sur les vies et éthiques qui ne nous agréent pas. Ces éthiques de vie (selon des valeurs qui ne sont pas la nôtre, gloire, pouvoir, honneurs, richesses...) ne valent pas plus, pas moins que la nôtre. Il n'y a pas à établir une hiérarchie des vies et des éthiques, créations des hommes appelés à disparaître, toutes néantisées par la mort.

Marcel Conche pense que par l'éducation laïque d'une part, par la morale universelle des droits de l'homme d'autre part, il est possible d'arriver à la société humaine universelle, sans classes, sans violence. Il ouvre une perspective pour tous de sortie de l'ubris, de la démesure de l'homme voulant maîtriser la nature et réussissant à la dénaturer, à la détruire, accélérant sans doute à son insu sa propre disparition comme espèce. Je serai plus modeste : chacun est libre de sa sortie individuelle de la volonté de toute puissance sur soi, autrui, la nature. Chacun est libre de développer une attitude de respect pour tout ce qui existe à commencer par lui, respect se justifiant par l'impossibilité de connaître quelque monde que ce soit, monde de mon chat, monde de mon voisin, monde de celle que j'aime... L'empathie n'est pas une voie d'accès à l'autre. Contrairement au projet de Diderot dans Le rêve de d'Alembert (texte ci-dessous)

Amener l'enfant, l'adolescent à apprécier l'ordre et la beauté des mondes qu'il perçoit, voués à disparaître, amener l'enfant, l'adolescent à apprécier la valeur de toute vie car la vie est bonne, c'est peut-être l'amener à respecter tout être vivant, tout être humain, tout ce qui existe, c'est peut-être l'amener à intervenir le moins possible, à ne rien déranger dans l'ordre des mondes, à devenir un contemplatif sachant qu'il n'y a aucune possibilité de comprendre un monde de mouche, de chien, de rossignol, pas davantage le monde du voisin, du copain, de l'ami. Respectueux de l'infinie variété, diversité de ce qui s'offre, il est pleinement ouvert, dans l'accueil. Mais rien ne viendra à lui. Il n'aura pas accès au for intérieur de l'autre, aux mondes autres. Il aura accès à la Bonté de la nature par les êtres vivants qu'elle crée, à la beauté des mondes vivants, il aura des sensations selon ses qualités sensorielles (certains sont plus sensibles que d'autres), il aura des émotions, des sentiments, il se rendra à des évidences, il portera des jugements vrais sur ce qui l'environne mais aucune connaissance ne sortira de cette contemplation du monde de son chien, de son chat, de son amour. Cela me semble se déduire de l'affirmation la Nature est sans pourquoi. Il en est ainsi de toute création de la nature naturée.

Il me semble que notre monde brutal, violent, où nos milliards de décisions quotidiennes, souvent contradictoires, de natures si différentes, ressemblent au brassage perpétuel des élément premiers, infimes, participe du désordre de la Nature d'où tout naît, où le hasard créateur est à l'oeuvre. Je ne suis pas loin de penser que le monde de l'homme composé de 7 milliards de mondes singuliers inconnaissables est gouverné par le désordre et le hasard. Et que toute prétention de rationalité, de mise en ordre ajoute au désordre. Ouvrir une perspective pourtant heureuse de fin de l'histoire, de fin de la violence me semble relever de la démesure. Le sage tragique ne pariera pas sur cette fin heureuse, pas plus que sur son inverse ou que ni l'une ni l'autre..

 

Jean-Claude Grosse

 

Texte de Diderot

 

Diderot- Avant que de faire un pas en avant, permettez-moi de vous faire l´histoire d´un des plus grands géomètres de l´Europe. Qu´était-ce d´abord que cet être merveilleux ? Rien.

d´Alembert - Comment rien! On ne fait rien de rien.

Diderot- Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu´avant que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l´âge de puberté, avant que le militaire La Touche fût adolescent, les molécules qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre étaient éparses dans les jeunes et frêles machines de l´une et de l´autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent avec le sang, jusqu´à ce qu´enfin elles se rendissent dans les réservoirs destinés à leur coalition, les testicules de sa mère et de son père. Voilà ce germe rare formé; le voilà, comme c´est l´opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la matrice; le voilà attaché à la matrice par un long pédicule; le voilà, s´accroissant successivement et s´avançant à l´état de foetus; voilà le moment de sa sortie de l´obscure prison arrivé; le voilà né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond qui lui donna son nom; tiré des Enfants-Trouvés; attaché à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau; allaité, devenu grand de corps et d´esprit, littérateur, mécanicien, géomètre. Comment cela s´est-il fait ? En mangeant et par d´autres opérations purement mécaniques. Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez, distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui qui exposerait à l´Académie le progrès de la formation d´un homme ou d´un animal, n´emploierait que des agents matériels dont les effets successifs seraient un être inerte, un être sentant, un être pensant, un être résolvant le problème de la précession des équinoxes, un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant, dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre végétale.

Jean Starobinski a fait une très belle étude linguistique et stylistique de ce passage dans Diderot, un diable de ramage, (Gallimard 2012, pages 247 et suivantes).
On voit bien le projet des Lumières: rendre la continuité matérielle des molécules universelles à d'Alembert, le génial géomètre. De l'universalité de l'infiniment petit à la singularité de d'Alembert. Mais le même schéma explicatif vaut pour chacun. Il n'explique donc rien ou alors ce qu'il y a de commun entre les humains. Aujourd'hui, ce schéma matérialiste serait plus raffiné, irait jusqu'aux gènes, à l'ADN de d'Alembert. Mais je persiste, tout schéma explicatif de cette sorte ne nous fera pas accéder au for intérieur de d'Alembert, pas même avec les plus perfectionnées connaissances neurologiques au fonctionnement de son génie mathématique.

 

JCG

 

 

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Métaphysique/Marcel Conche

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

Métaphysique/Marcel Conche

Métaphysique

de Marcel Conche

aux PUF, mars 2012

 

Comme souvent, les livres de Marcel Conche reprennent des articles publiés en revue ou des conférences données en des lieux divers. Cette diversité d'origine n'empêche pas la cohérence d'ensemble. D'autant qu'avant-propos, prologue ou préface viennent préciser l'objet.
Dans cette livraison, ce qui m'a subitement frappé c'est l'apaisement possible que peut procurer un tel livre, une telle pensée, une telle écriture par rapport à deux angoisses possibles : celle de notre nullité, de notre néant par rapport à l'infini, à la Nature ; celle de notre liberté, des usages que nous pouvons en faire ou ne pas en faire.

Au fur et à mesure, Marcel Conche, affine, approfondit, dit autrement des choses déjà dites et cela précise, rend perceptible, sensible presque, des aperçus métaphysiques visant rien moins que le Tout de la Réalité comme se doit de le faire une métaphysique.

Ce qui est spéculatif parce que non susceptible de preuves, seulement d'arguments, devient avec cette écriture, concret. Le naturalisme de Marcel Conche parle à la fois vrai pour tous, si on accepte l'argumentation en faveur de cette métaphysique comme la réfutation des métaphysiques théologisées et vrai pour chacun qui se reconnaîtra dans ce naturalisme, prolongeant en philosophe ou en poète les perspectives ouvertes.

Le chapitre IV, Le naturalisme métaphysique, est particulièrement éclairant. Nourri des métaphysiques pré-socratiques et des apports scientifiques les plus récents, comme de ses propres évidences, méditations et spéculations puisque au-delà de la science, il n'y a que spéculation, le naturalisme proposé peut se déployer pour chacun. Si la Nature est une tapisserie où le centre est partout, où le déploiement se fait de proche en proche avec des bifurcations, déviations, mutations, infinitésimales, cette métaphore partiellement proposée par Marcel Conche peut être développée par qui se sent concerné par cette saisie de l'insaisissable. Je dirai que la Nature poète évoquée par Marcel Conche trouve en lui son métaphysicien, susciteur de possibles poètes tapissiers.

Le chapitre V sur le temps, la temporalité, la temporalisation est lui aussi riche de déclinaisons possibles pour quiconque veut comprendre ce qu'est le temps, comment il s'inscrit dans le temps qu'il rétrécit pour le rendre vivable, ce que deviennent les événements passés, comment advient l'avenir, les différences entre l'instant et le présent. Là encore, le métaphysicien naturaliste peut susciter des écritures de poètes.

Et comme je le signalais, l'apaisement est au bout, l'acquiescement. Je ne suis rien qu'un bref instant dans le temps éternel mais je peux donner le plus de valeur possible à ma vie brève ; je suis mortel mais en même temps, je suis toute la Nature infinie ; ainsi, on ne se vit pas séparé et du temps éternel et de la Nature infinie : on en est l'expression ou encore, temps et Nature m'ont fait surgir pour un bref moment, pour éventuellement le meilleur usage de ma liberté, pour, créature issue du hasard, devenir cause de moi-même, dessein, créateur de mon dessin de vivant-destin une fois passé. J'aime assez cette vision qui ne constitue en aucune manière un survol de l'Englobant mais une perspective mettant en jeu le Dasein que je suis, l'Ouverture, l'Ouvert. Je sors de mon confinement pour m'ouvrir sur l'infini insaisissable, sur l'éternel insaisissable sachant que tout être vivant est inaccessible, incompréhensible dans son for intérieur (autre visage de l'infini) et donc, si la vérité de l'autre est inaccessible, me reste la possibilité de faire récit, d'écrire les légendes de mon rapport à cet autre. La métaphysique de Marcel Conche est pour moi une incitation à l'écriture.

 

Jean-Claude Grosse

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La liberté/Marcel Conche

Rédigé par grossel Publié dans #notes de lecture

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François Carrassan / Note de lecture / La liberté de Marcel Conche, Encre Marine/Les Belles Lettres, 2011. (Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages du livre).

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La liberté du philosophe

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Quand on demandait à Eric Weil - mon maître en sagesse, écrit Marcel Conche (39) - si la philosophie était nécessaire, il répondait, étonné, que rien en ce monde n’est nécessaire, pas plus la philosophie que tout le reste, et que la philosophie devient nécessaire seulement si l’on opte pour elle.

Quand il a opté pour la philosophie, Marcel Conche rappelle ainsi que cette décision inaugurale de consacrer le temps de sa vie à l’étude (11) était une parfaite expression de sa liberté absolue. Elle le demeure. Avec cette précision, déjà soulignée en 1991 dans Vivre et philosopher (Le livre de poche, pp. 202-203), que si je suis libre de philosopher, soit de rechercher la vérité pour elle-même, cette recherche ne saurait se concevoir sans être libre elle-même. Et tel fut donc le choix de Marcel Conche, d’aimer la philosophie, de porter le regard vers ce qui, dans cette vie, compte vraiment, loin de toute occupation besogneuse, utilitaire, servile.

 

Dans La liberté, il nous en dit davantage sur sa liberté qui est fondamentalement solitaire parce qu’elle est une liberté de philosophe et qu’elle demeure réticente à se plier à toute règle commune (15).  Et qu’elle porte en elle une puissance illimitée de dire « non ». Car si Marcel Conche a dit « oui » à la philosophie, il a aussi dit « non » au service militaire (11) manifestement contraire et défavorable au développement de sa pensée. Car, seul à pouvoir décider de qui est bon pour sa vie, sa liberté peut en faire un rebelle.

C’est que le philosophe ne reconnaît d’autre autorité que la raison et que l’exercice de son esprit critique ne se soumet à aucune autre règle que celles de cette étrange faculté par laquelle l’homme connaît, juge et se conduit : la raison, qu’il postule présente en chaque homme, universelle en ce sens, et qui rend seule possible un dialogue contradictoire sur le chemin de la vérité. En ce sens on pourrait aussi dire que la philosophie est le lieu par excellence de l’ouverture au monde (17, 50), et encore le foyer de la liberté.

On verra volontiers dans ce refus de toute autorité extérieure à la raison la condition même de la vie philosophique qui est de penser sans entrave (11) et de façon autonome (15), en ajoutant que cette affirmation d’une raison universellement partagée permet de dire de son exercice critique qu’il est d’essence démocratique. Encore que la pratique politique de la démocratie en paraît si éloignée qu’il vaudrait mieux le dire anarchiste au sens où il n’a ni dieu ni maître. Ce qui laisse entendre que la vérité de la démocratie ne se trouverait véritablement achevée que dans l’anarchie, là où s’étendrait le règne réel de la liberté. Au fond, ne serais-je pas anarchiste ? s’était demandé Marcel Conche dans Vivre et philosopher.

 

Libre d’une liberté infinie dans la Nature infinie (16), tel apparaît l’homme aux yeux du philosophe. Et cette liberté prend corps dans une personne surgie du hasard, inattendue et imprévisible, au sein de mondes changeants. Fidèle au De natura rerum de Lucrèce, Marcel Conche souligne ici le caractère aléatoire (66) de la combinaison fugitive qui donne naissance à chaque figure de l’existence où se révèle le paradoxe d’un être à la fois réel et passager, minuscule et singulier. C’est toute notre liberté, à la fois brève et infinie, telle une option éphémère de la Nature dans son incessant devenir.

 

Mais une ombre vient toucher le tableau de cette liberté infinie au moment où Marcel Conche semble finir de le peindre. Un malheur (53), une tristesse (54). Est-ce à son origine hasardeuse qu’on le doit ? Car il y a la liberté dans la pensée et la liberté dans le monde. Et si je suis infiniment libre d’opter pour la philosophie, que devient ma liberté d’aller et venir si je n’ai pas l’argent du voyage ? Où l’on retrouve la célèbre distinction que Descartes introduisit au fond de l’homme (54), entre un entendement limité, celui d’une créature finie, et une volonté illimitée semblable à celle de Dieu mais dont l’action, quand elle outrepasse notre ignorance, nous ferait tomber dans l’erreur. En droit, dit ainsi Marcel Conche, ma liberté est illimitée : en fait, elle est limitée(60).  Et dans le règne du hasard et du non-sens qu’il affirme (73), le philosophe mesure son impuissance devant l’injustice et la misère du monde, et sa liberté lui paraît soudain vide (71). A quoi bon alors cette liberté quasi divine, si c’est juste pour parler et se payer de mots devant l’injuste ordre des choses (52) ?

 

Mais Marcel Conche avait prévenu : l’envers de ma vocation purement intellectuelle est une volonté d’intervention minimale dans les affaires du monde (in Vivre et philosopher, p. 242). Des affaires qui, pour le dire de façon stoïcienne, ne dépendent pas de nous et face auxquelles notre impuissance vient de notre condition. Aussi le sage préférant la liberté intérieure à toute autre (ibid. p. 238) surmontera-t-il cette apparente contradiction, irritante aussi, quelque regrettable que soit la marche du monde.

Car si vous n’avez pas cette liberté intérieure, insiste-t-il, vous êtes un être du dehors, aliéné aux circonstances ; (…) une sorte de caméléon… (ibid. p. 242).

On mesurera donc ici combien est nécessaire la solitude du philosophe - et d’une nécessité essentiellement philosophique - et à quel point sa liberté est une liberté de sauvage. Sauvage au sens de Littré qu’aime rappeler Marcel Conche : qui se plaît à vivre seul, qui évite la fréquentation du monde.

 

François Carrassan, 22 novembre 2011

 

 

La liberté de Marcel Conche/Note de lecture de Jean-Claude Grosse

Encre Marine 2011

 

Voilà un livre de 100 pages qui en 35 courts chapitres fait le tour d'un thème qui ne fait pas l'unanimité. Il y en a qui croient à la liberté. Il y en a qui n'y croient pas. Il y ceux qui posent la liberté comme constituant chacun, donc originelle et originale. Et ceux pour qui la liberté n'est qu'une succession de libérations.

Peu importe l'unanimité, peu importent les clivages. En philosophie, selon la conception de Marcel Conche, il n'y a pas de preuves, seulement des arguments. Son essai a donc la nervosité de quelqu'un n'ayant pas envie de perdre son temps à convaincre un interlocuteur rétif. Arguments et exemples sont souvent accompagnés de etc, … Une liberté ne peut convaincre une autre liberté que si celle-ci veut bien l'être. La liberté de chacun est infinie mais impuissante dans le rapport à l'autre, limitée dans le rapport au monde, au temps. Libre mais seul. Ou libre parce que seul, unique.

La conception que nous expose Marcel Conche vaut pour lui. Elle est le fruit de sa liberté de penseur et de pensée. Elle fonde et s'appuie sur sa métaphysique naturaliste. Elle le constitue comme homme et philosophe, depuis son enfance. Marcel Conche, homme et penseur libre ou liberté pensante et en acte, est libre par le pouvoir de dire NON, pouvoir infini, illimité. Ce pouvoir originel, constitutif se limite ensuite. Le pouvoir de dire OUI vient après et lui n'est pas infini, il est non pas limité (on retrouverait la conception des déterminations dont on se libère progressivement) mais limitant (le libre Marcel Conche n'est pas limité par toutes sortes de limitations, de déterminations, il se limite lui-même par ses choix). Selon cette conception, l'homme libre, bien que né et vivant dans un monde daté, marqué, plein de significations préexistantes, s'individualise parce qu'ouvert à la vérité et à l'universel, en recherche, se servant de la raison en vue du juste, du vrai, du bien, du bon, du beau. Libre arbitre, acte libre, vie libre dans la durée sous le régime esthétique, éthique, ou poiétique, autant de pistes ouvertes par Marcel Conche, faisant de ce petit livre, un manuel de liberté pour qui le veut bien. Des affirmations fortes comme la bonté de l'homme liée à la bonté de la Nature, le mal étant donc un accident, lié à une inégale répartition des ressources, mettant les hommes en conflit … Avec lui, on n'est pas dans un combat entre nécessité et liberté où la liberté est toujours petite, toujours fragile. Sa vision de la liberté va jusqu'au Tout. Le philosophe crée sa métaphysique, son Réel, son Tout. Cette conception amène Marcel Conche à reprendre son nihilisme ontologique. Chaque chose du Tout n'est qu'apparence, apparence absolue, il n'y a pas d'être, pas de sujet, donc pas de liberté d'un être, pas de liberté d'un sujet. En conséquence, le philosophe « est » une liberté infinie. En un temps où les sentiments dominants sont la peur et l'impuissance, où l'on vit « petit », ce petit livre est un appel à vivre libre car vivre est bon et cela a du sens, un appel à s'engager dans le monde avec le meilleur de soi pour donner le meilleur de soi, pour créer ce que l'on peut de mieux. Désir, raison, volonté sont réveillés ou revivifiés et invités à jouer au jeu de dés car l'aléatoire est au cœur de la liberté.

 

Jean-Claude Grosse, le 8 novembre 2011

 

À peu prés en même temps, j'ai lu Petit traité de vie intérieure de Frédéric Lenoir. Philosophe et journaliste, Frédéric Lenoir sait nous mener en bateau sur le long fleuve tranquille de la vie heureuse et bonne. Il y en a pour tous les goûts, pour tous les problèmes. L'universel est ramené à l'universalisme des doctrines, croyances, pratiques héritées de millénaires de pensée humaine, de révélations divines. Ce petit traité est un présentoir de super-marché dévolu à la vie intérieure et spirituelle. Éclectique au possible, syncrétique par juxtaposition des citations, des exemples, il donne le tournis en ramenant des doctrines hétérogènes à un corpus de sentences sentencieuses, sensées, censées nous guider. Bref, on en a pour son argent. Notre libre arbitre nous conduira à un libre choix entre une pratique bouddhiste de visualisation et une retraite dans un monastère, entre une méditation de ko-an sur un tapis volant et une prière dans une église romane. Je vais de ce pas pratiquer le yo yo du yin et du yang, me situer dans la perspective de l'amor fati avec une pincée de Coran et un zeste de sermon sur la montagne … J'invite chacun à se concocter son infusion, source de bien-être.

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