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Blog de Jean-Claude Grosse

Comme un enfant qui joue tout seul / Alain Cadéo

5 Novembre 2019 , Rédigé par grossel Publié dans #jean-claude grosse, #notes de lecture

Comme un enfant qui joue tout seul / Alain Cadéo

Comme un enfant qui joue tout seul

Alain Cadéo

Éditions La Trace, 2019

 

D'abord, noter la qualité du livre. L'éditeur aime le beau livre, belle couverture à rabats, belle photo aux beaux bleus, comme aquarellée, papier ivoire, caractères lisibles et aérés. Invitation à la lecture avec un livre bien en mains et marque-page indispensable pour un voyage qui a duré presque un mois. Refus de crayonner, d'éterniser ce qui s'offrait dans l'instant. Ô mémoire quels tours vas-tu me jouer ?

 

En 4° de couverture : Il faut peut-être des millénaires de gestation pour fabriquer une Rencontre...
Un sacré coup de pouce du destin pour la favoriser...
Un seul instant pour s’en saisir...
Une seule seconde pour passer simplement à côté. 

Raphaël, Eléna... ou le destin croisé de deux âmes errantes. 

Il y a ainsi, toujours, si vous cherchez, aussi minime, aussi lointaine soit-elle, une histoire en commun entre deux êtres qui finissent par se trouver..

 

Au sortir de son travail, dans un bureau d'un grand ministère, un homme, un cadre, un homme du pouvoir est apostrophé par un clochard qui, lui demandant une cigarette, lui crache au visage : pourquoi es-tu si dur ? Le clochard se retire sans autre mot d'explication. Cette question portée par cet anonyme, ce vagabond de la grande ville amène l'homme du pouvoir anonyme, lui-même anonyme mais se croyant indispensable, à quitter du jour au lendemain, sa carrière, son confort, ses certitudes et à partir à l'aventure, avec sa voiture, direction ? 

Une petite ville de province, ville d'enfance, retour en passé mais depuis ici et maintenant, réappropriation, revisitation de souvenirs, de sensations, d'émotions, de sentiments, rencontres d'anciens, de voisins, de connaissances qui racontent. Remontées au présent dans le passé vers celles et ceux qui ont compté, galerie de portraits reconstitués à partir de photos, d'un tableau, de lettres ou billets, d'objets aussi reçus comme talismans, scapulaires, porte-bonheur, fétiches chargés de sens, d'émotions, de souvenirs et Retour par étapes vers l'océan, l'Océan, cette mémoire immémoriale d'où vient la Vie, où se noie les vivants, en passant par le restaurant Roméro, bien planté dans le sable à quelques pas de l'océan, mugissant sur tous les registres et s'y attardant parce qu'il y a Eléna. 

Deux corps, deux cœurs, deux histoires, deux âmes se trouvent, se retrouvent près de l'étang aux carpes. Étaient-ils destinés l'un à l'autre ? Deux itinéraires, à un moment, le bon moment ? le kaïros ? se croisent, auraient pu ne pas se croiser. L'improbable est devenu l'évidence. Le hasard fait bien les choses dit-on. Il s'agit plutôt du cheminement spirituel de chacun, se saisissant ou pas d'événements, d'incidents, de mots, de signes, d'objets pour se relier à ce qui existe de toujours, l'éternité de nos récits imbriqués, réels, imaginés et participant d'un grand Tout, mouvant, remuant, vivant, chaotique et ordonné. Retrouvailles (ou trouvailles, enfin on voit, les yeux se décillent) avec les arbres-mères, avec le scarabée, la carpe guetteuse, la mésange et l'alouette, les saisons, les pluies et tempêtes.

Roman composé en récits alternés, Barnabé Raphaël, Eléna, pour finir par Raphaël, Eléna, enfin réunis au bord de l'océan dont les vagues ne jouent plus comme un enfant qui joue tout seul. 

Roman qui donne envie de goûter instants et gens, rencontres et solitude. 

Roman qui fait du bien, loin du bruit urbain, du gouvernement imbécile, calculateur des choses et des gens. 

Roman du détail qui donne sens, prend sens, fait signe, roman du mot juste, qui alerte, provoque l'arrêt-sur-image.

Jean-Claude Grosse, 5 novembre 2019

 

 

EXTRAIT :

p.12/13

(…)

Mon premier prénom, celui que j'ai longtemps refoulé dans le grenier des oubliés, me revient aujourd'hui en fanfare : Barnabé. Le second, Raphaël, fut plus facile à porter. Prénom si répandu de nos jours, comme un lâcher de pauvres archanges ne sachant plus voler. Mais Barnabé me plaît. Sa double labiale me rappelle «A.O. Barnabooth», ses «borborygmes», Valéry Larbaud, dont j'ai toujours aimé le dandysme, son regard fiévreusement mélancolique, sa nonchalance de gosse de riches à bord de paquebots et des grands trains de luxe.

On fait tous sa vie. Moi, j'ai défait la mienne. Maille après maille. Jour après jour. Sans calculs ni trompettes. J'ai désappris, tout désappris, et «je suis un berceau qu'une main balance, au creux d'un caveau : Silence, silence».

J'ai désappris ou je me suis défait, lambeau par lambeau, de tout ce qu'on m'a enseigné.

Et j'en suis là, désincarné, marchant sur un trottoir bordé de tulipiers.

Dans cette ville de province du sud-ouest, vieillotte et surannée aux maisons basses, avril offre à mes yeux neufs, la couleur blanche de toutes les naissances.

Oui, j'ai trente-sept ans, toutes mes dents et l'énergie d'un condottiere. J'ai sillonné le monde à grandes enjambées. J'ai travaillé comme un bourricot, noria des forçats de l'ère post-moderne. J'ai séduit, intrigué, connu l'ivresse du pouvoir, pauvre de moi... Et la voix d'un clochard un jour m'a remis à ma place : «Pourquoi es-tu si dur ?» Je me souviens toujours de cette voix. Elle fut le déclencheur de ma dégringolade ou de mon ascension. C'est selon.

(...)


Petite note sur Mots de contrebande d'Alain Cadéo

ce matin, j'ai fini les mots de contrebande d'Alain Cadéo, 105 mots et ce qui émergeait c'était ce que j'étais en train de devenir, assis devant mon grand bureau, sans ordi, avec une grande feuille de papier canson et une plume à tremper dans l'encrier, le grand bureau soudain barque, pirogue pour aventures sur des rives éblouies et des captures d'argent-vif frétillant puis le grand bureau soudain traineau pour glissades infinies sur lac gelé et flambées jusqu'au ciel sans risque d'incendie se propageant sans limite; bref, avec Alain Cadéo et ses mots prenant au lasso les cavales des désirs inconfortables, toujours insatisfaits, pour les apprivoiser, je me sentais grandi avec humilité, essentiel, sans enflure nombrilique, apte à prendre toutes les dimensions (nain, géant, famélique, efflanqué, obèse) pour avec les mains, les dents, mordre, mâcher, palper les beautés du monde, du cosmos sous les moisissures, les putréfactions organisées par ceux qui prétendent savoir; je redevenais un chasseur, pêcheur, cueilleur, un sauvage, un primitif en connexion avec le Mystère, ce qui a été avalé par les trous noirs, pas prêts à rendre la Lumière (4% de l'univers est composé de matière lumineuse donc observable)

Jean-Claude Grosse

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