Le cinéma respecte-t-il les mathématiques ? C'est une question qui mérite quelques études de cas. Commençons avec le biopic de Ramanujan : l'homme qui défiait l'infini.

 

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Le cinéma aime parler de mathématiques. C’est exotique, on ne comprend pas tout, et surtout, ça peut donner des scènes où les personnages se mettent sans raison à écrire sur les fenêtres. 
Je vais tenter de décrypter les aspects mathématiques des films et séries qui ont tenté d’aborder le sujet. Les maths que l’on y trouve sont-elles réalistes, ou bien complètement à côté de la plaque ?

Commençons aujourd’hui avec un bon élève, “l’homme qui défiait l’infini”, film de 2016 réalisé par Matt Brown, avec Jeremy Irons et Dev Patel. Ce film nous raconte la vie de Srinivasa Ramanujan, le genre de génie que l’on ne retrouve que dans l’histoire des mathématiques. Le réalisateur s’est appuyé sur “The man who knew infinity”, une biographie de Ramanujan écrite par Robert Kanigel. À noter que dans les co-producteurs et consultants du film, on retrouve quelques mathématiciens, et pas des moindres. Il y a par exemple Ken Ono, spécialiste des travaux de Ramanujan, ou Manjul Bhargava, médaillé Fields en 2014. 

Que raconte exactement ce film ? Je risque de spoiler un peu, mais bon, ça reste le biopic d’un mathématicien ayant vécu pendant la première guerre mondiale, on sait tous qu’il meurt à la fin. Si vous avez vu le film, tant mieux, parce qu’il est sympa, et si vous ne l’avez pas vu, il y aura des tas de choses à y découvrir dont je ne parlerai pas dans les minutes qui viennent.

Voici Ramanujan, mathématicien amateur. Nous sommes en 1914 en Inde, et le plus important pour le moment est de travailler pour nourrir sa femme. Il sera embauché comme comptable par Narayana, à condition qu’il lui explique le contenu de son cahier de mathématiques. Verdict : ses recherches ont l’air particulièrement brillantes, il serait dommage qu’elle ne soient pas connues en dehors de Madras. Ils demandent alors conseil à Sir Francis Spring, un ingénieur anglais responsable du développement du réseau de chemin de fer indien. Il lui propose d’écrire des lettres présentant ses travaux à plusieurs mathématicien anglais. D’abord à Henry Baker et Ernest Hobson, à peine évoqués dans le film, mais surtout à Godfrey Harold Hardy, qui l’invitera à Cambridge.

Arrivé au Trinity College, il fera la rencontre à l’écran de John Littlewood, de Bertrand Russel et plus tard de Percy MacMahon. C’est cependant avec Hardy que Ramanujan va devoir travailler pour pouvoir réaliser son rêve : publier ses travaux. Comme dans tout bon buddy movie, tout les oppose. D’un côté, il y a Ramanujan, marié, profondément religieux et qui aborde les mathématiques par leur côté intuitif. De l’autre, il y a Hardy, célibataire, athée et qui ne peut admettre un théorème sans une démonstration. Sans surprise, la collaboration sera difficile, puisque Hardy passera son temps à sermonner Ramanujan sur l’importance des démonstrations.

Je vais passer sur les quelques anachronismes et erreurs factuelles du film, la principale étant la différence d’âge entre les acteurs et les personnages qu’ils interprètent. Par exemple, Hardy et Ramanujan n’avaient qu’à peine 10 ans de différence, alors que les acteurs Dev Patel et Jeremy Irons en ont 42. De même, Janaki, la femme de Ramanujan, n’est sensé n’avoir qu’une douzaine d’année au début de l’histoire. Forcément, la romance aurait perdu en glamour à l’écran.

Revenons plutôt au personnage central du film, les mathématiques. En arrivant en Angleterre en 1914, Ramanujan espère publier pour la première fois en dehors de l’Inde. Son travail dont il est le plus fier, c’est une formule sur les nombres premiers. Quand Littlewood y trouvera une erreur, il donnera raison à Hardy quant à l’importance des démonstrations face à l’intuition seule.
Cette formule de Ramanujan, qui n’est pas montrée dans le film, prétend donner une valeur exacte de la fonction π, la fonction qui compte le nombre de nombres premiers, rien à voir avec le nombre π. À titre d’exemple, π(10) = 4, car il y a 4 nombres premiers inférieurs à 10. De même, on peut calculer que π(1000) = 168.  La connaissance de cette fonction est primordiale pour comprendre la répartition des nombres premiers. Avec leur célèbre théorème des nombres premiers, Hadamard et La Vallée Poussin ont prouvé en 1896 que le nombre π(x) était de l’ordre de x/ln(x). Cette formule permet de dire qu’il y a environ 145 nombres premiers inférieurs à 1000, soit une erreur de 14% avec la valeur réelle. Une bonne formule, donc, mais qui reste améliorable. Ramanujan avait d’ailleurs trouvé seul ce résultat avant d’arriver en Angleterre. Une meilleure approximation de la fonction π est donnée par la fonction Li, la fonction logarithme intégral, définie comme son nom semble l’indiquer par une intégrale. Pour le calcul de par exemple π(1000), l’erreur n’est que de 6%.

En comparant les courbes de ces deux fonctions, on peut sans prendre de risques conjecturer que celle de π est toujours en dessous de celle de Li. En réalité, cette conjecture est fausse, ce que Littlewood a démontré en 1914 à l’aide de la fonction complexe ζ. Il existe des valeurs pour lesquelles π(x) > Li(x), ce qui est particulièrement contre-intuitif au vu des premières valeurs. En fait, la plus petite valeur x aujourd’hui connue qui rend fausse la conjecture est de l’ordre de 10^370, un nombre trop grand pour être imaginable et bien sûr, ça, Ramanujan ne l’avait pas vu venir. En fait, il avait supposé dans son raisonnement que la fonction ζ n’avait pas de zéros non triviaux, grosse méprise. Hardy écrira à ce propos que c’est la méconnaissance de la théorie des fonctions à variables complexes qui a abouti à cette formule, la plus grande erreur de sa carrière. 

Ce n’est pas la seule erreur de la carrière de Ramanujan, mais cela vient de sa façon remarquable de travailler. Contrairement aux mathématiciens occidentaux incarnés par Hardy dans le film, Ramanujan n’a jamais vraiment été intéressé à faire des démonstrations rigoureuses des formules qu’il mettait au point. Il faut dire qu’il s’est passionné pour les mathématiques grâce à Synopsis of Pure Mathematics, un livre de George Carr recensant sans réelles démonstrations les connaissances de l’époque, soit plus de 6000 formules et théorèmes. On attribue à cet ouvrage cette tendance qu’à Ramanujan a ne pas s’enquérir des preuves de ce qu’il découvre. Pour accéder à de nouvelles connaissances mathématiques, la stratégie de Ramanujan n’est donc pas de les prouver, mais plutôt d’attendre que celles-ci lui apparaissent en rêves. Sa façon romancée de décrire ses incroyables intuitions.

Quand on parle des capacités hors-norme de Ramanujan, on rappelle toujours l’anecdote rapportée par Hardy, celle du nombre 1729. Bien sûr, le film ne se prive pas de le mettre en image. En se rendant au chevet de Ramanujan, Hardy emprunte un taxi portant le numéro 1729. Hardy trouve ce nombre sans intérêt, craignant un mauvais présage. Ramanujan lui réplique alors que, pas du tout, 1729 est un nombre très intéressant, puisque c’est le plus petit entier que l’on peut écrire sous la forme d’une somme de deux cubes positifs, et ce, de deux façons différentes. En effet, 1729 est égal à 1³+12³, mais aussi à 9³+10³. Cette propriété du nombre était connue bien avant Ramanujan, mais c’est malgré tout cette anecdote du taxi qui l’a popularisé. On appelle d’ailleurs désormais N-ième nombre  taxicab le plus petit des entiers que l’on peut écrire comme somme de 2 cubes positifs de N façons différentes. Le nombre 1729 est donc le deuxième nombre taxicab. Le 3e nombre taxicab, quant à lui, vaut 87 539 319. On sait aujourd’hui que la suite des nombres taxicab est infinies, mais on ne connait la valeur que des 6 premiers.

L’autre point sur lequel le film s’attarde est le sujet qui rendra Ramanujan célèbre, celui des partitions d’entiers. On appelle partition de N, noté p(N), le nombre de façon d’écrire N sous la forme d’une somme d’entier positifs décroissants. L’exemple du film est le calcul de p(4), qui vaut 5. En effet, on peut écrire 4 de 5 façons différentes : 1+1+1+1, 2+1+1, 2+2, 3+1 et 4. La croissance de la fonction p est particulièrement rapide, ce qui rend les calculs de p(N) très vite infaisables à la main pour de grandes valeurs de N. Dans le film, Ramanujan se confronte à MacMahon sur le calcul du nombre de partitions de 200. On ne le voit pas directement à l’écran, mais MacMahon utilise pour ce calcul des formules récursives, qui permettent de calculer le nombre de partitions de N si l’on connait le nombre de partitions de tous les nombres inférieurs à N. Pour calculer p(200), il faut préalablement calculer p(199), p(198) etc. Après pas mal de calculs, on peut aboutir au résultat exact, ce qui est montré dans le film. p(200) est précisément égal à 3 972 999 029 388. De son côté, Ramanujan utilise la formule qu’il a découverte, p(N) est à peu près égal à 1/[4N√3]*e^(π√(2N/3)). Cette formule donne des valeurs approchée à quelques pourcents de p(N). Grâce à celle-ci, il obtient un résultat très proche du résultat attendu, c’est à dire «3 trillions 972 mille 998 millions». Une erreur de traduction est à noter, puisque selon les conventions françaises, ce nombre doit plutôt se lire «3 billions 972 mille 998 millions». Il y a en effet deux nomenclatures pour les grands nombres : l'échelle courte, anglo-saxonne (million, billion, trillion, ...) et l'échelle longue, du reste du monde (million, milliard, billion, billiard,). Le mot "trillion" est donc un mot dangereux à utiliser, puisqu'il désigne parfois 10^18 et parfois 10^12. En refaisant les calculs, on peut aussi remarquer qu’il n’a pas réellement utilisé la formule de la scène précédente, puisqu’il aurait dû annoncer sinon un résultat de l’ordre de 4.1 billions. Bref, avec l’aide de Hardy, Ramanujan publiera en 1918 cette formule permettant d’estimer précisément p(x) pour les grandes valeurs de x, une avancée incroyable de la combinatoire à l’époque.

Les travaux de Ramanujan ne s’arrêtent pas aux partitions. Avant son arrivée en Angleterre, sa spécialité, c’était surtout les identités quasi-mystiques qu’il a réussi à intuité mais sans jamais vraiment les démontrer. Les plus marquantes de ces formules consistent en des sommes infinies ou en des racines carrées imbriquées à l’infini, d’où ce surnom de l’homme qui connaissait l’infini, et donc du titre du film. 
Dans le courrier qu’il a adressé à Hardy depuis l’Inde, Ramanujan lui a présenté plus d’une centaine de formules. Certaines étaient déjà connues à l’époque, d’autres étaient particulièrement ingénieuses, et d’autres étaient fausses, mais de façon si imperceptible qu’elles restent brillantes malgré tout. À propos de ces formules, Hardy a dit : “un simple regard sur celle-ci est suffisant pour voir qu’elles sont l’oeuvre d’un mathématicien de haute classe. Ces formules doivent être vraies, car si elles ne l’étaient pas, personne ne pourrait avoir l’imagination pour les inventer.”

Toutes ces formules, Ramanujan les a recueillies depuis son enfance jusqu’en 1914 dans ses célèbres carnets montrés à l’écran. Au nombre de 3, ils regroupent dans un style complètement brouillon tous ses résultats découvert en autodidacte, soit à peu près 2 500 propriétés et formules. Sur les 2 500, seules moins d’une vingtaine sont accompagnés d’indications d’une méthode qui l’aurait permis de les mettre au point.


À l’instar des trois mousquetaires, il existe un quatrième carnet découvert après sa mort en 1920, ajoutant 600 formules supplémentaires inédites. Hardy a souhaité faire éditer ces fameux carnets, en y ajoutant les démonstrations des théorèmes nouveaux, les références de ceux qui étaient déjà connus, et en corrigeant les résultats faux. Un travail titanesque, seulement achevé par Bruce Berndt en 1998 pour ce qui est des 3 carnets principaux, et en 2013 pour le carnet secret. Il dira d’ailleurs de ce dernier carnet que sa découverte est comparable à celle de la symphonie n°10 de Beethoven, phrase reprise dans l’épilogue du film. 

À propos d’épilogue, il est aussi énoncé que les travaux de Ramanujan ont trouvé leur application dans la compréhension du comportement des trous noirs. Si on veut être plus précis, il ne s'agit pas vraiment des trous noirs physiques (les objets stellaires issus de l'effondrement des étoiles), mais plutôt de leur version idéalisée possédant des bonnes propriétés physiques et mathématiques.  Il faut dire qu’il a travaillé sur un très grand nombre de sujets, il semble logique que certains d’entres eux puissent avoir des applications en physique. En l'occurrence, il se trouve que Ramanujan a étudié dans les dernières années de sa vie, après son départ d’Angleterre, des exemples de fonctions appelées aujourd’hui les “fausses formes modulaires”. Il n’a travaillé que sur des exemples et non sur leur théorie générale, et c’est plutôt celle-ci qui trouve des application dans l’étude de ces fameux trous noirs. Bref, Ramanujan n’a jamais travaillé sur les trous noirs, et n’a d’ailleurs jamais su que ses travaux puissent avoir de telles applications.

Enfin, je suis obligé de parler de cette scène où Ramanujan assiste à un cours sans prendre de note, et où le prof essaie de l’humilier en lui demandant de venir raconter au tableau ce qu’il sait. Ramanujan s'exécute, et termine le cours à la place de ce prof, s’en suit une scène où celui-ci vexé menace Ramanujan à l’aide d’insultes racistes.  Pour être précis, il est question dans ce cours de développement en série de Taylor de la forme générale des intégrales elliptiques de première espèce. Des mathématiciens ayant travaillé sur le film, la formule écrite au tableau est parfaitement correcte. Ce qui l’est moins, c’est l’anecdote en elle-même, puisque l’odieux professeur que l’on voit dans cette scène, Howard, n’a jamais existé. La réelle anecdote implique les mêmes intégrales elliptiques mais le professeur, Arthur Berry, terminera son cours impressionné par les qualités de Ramanujan.

Pour conclure, «l’homme qui défiait l’infini» est le bon élève des biographies de mathématiciens au cinéma, qui peut plaire à plusieurs publics différents. D’un côté, le grand public découvrira l’existence de Srivinasa Ramanujan, personnage incontournable de la culture en maths. Bien sûr, l’histoire est romancée pour nous attacher au personnage, ça reste quand même du cinéma. D’un autre côté, le film plaira également au public matheux. Déjà, toute formule apparaissant à l’écran est correcte, mais surtout, le film aborde la question de l’importance de la démonstration en mathématiques, sujet loin de passionner les foules en dehors des mathématiciens. Bref, si vous voulez regarder un film qui parle bien des mathématiques, je vous le recommande !

Sources :
The Indian Mathematician Ramanujan - G. H. Hardy
Highly Composite Numbers - S. Ramanujan
A Synopsis of elementary results in pure mathematics- G. Carr

The man who knew elliptic integrals, prime number theorems, and black holes et The man who knew partition asymptotics - Q. Yuan
Man Who Knew Infinity - a must see film - K. Seaton
Touched by the goddess - K. Alladi
Who was Ramanujan - Stephen Wolfram

Srinivasa Ramanujan - K. S. Rao 
Les notes de Ramanujan, un trésor inépuisé - A. Bleicher - Pour La science n°441
Les mystérieux carnets de Ramanujan et les Carnets de Ramanujan - E. Thomas - 
Uncovering Ramanujan’s “Lost” Notebook: An Oral History - R. P. Schneider